Le roman se construit en alternant le récit d’Elissa, retournée à Carthage, sa ville natale, couler des jours mornes douze ans après avoir tout perdu, et les souvenirs qu’elle arrache à sa mémoire correspondant à la période de sa vie qui commence en 380, où elle a partagé le quotidien du grand homme. Augustinus n’est alors qu’un professeur brillant, mais issu d’un milieu pauvre, d’un père qui se sacrifie pour les études de son fils cadet, et d’une mère, Monnica, dont il sera beaucoup question dans cette histoire.
Car avant de devenir celui qui va passer à la postérité pour sa piété et sa chasteté, Augustinus se passionne pour le corps de sa compagne. Il est alors un membre de la secte des Manichéens, de lointains ancêtres des Cathares quelques siècles plus tard, un groupe qui ne survivra pas à la puissance des Chrétiens. A dix-huit ans, il a un fils avec Elissa, Adeodatus, et leur vie aurait pu être simple s’ils étaient restés tranquillement dans leur ville natale.

Mais voilà, Augustinus a de l’ambition, il est brillant orateur, il sait rédiger des discours comme peu d’autres, et il quitte bientôt Carthage pour Rome, puis pour Milan où l’attendent des honneurs auquel il ne sait pas résister. Et cette ascension sociale doit passer aussi par le mariage avec une jeune femme issue de la bonne société milanaise. Ce qui suppose de répudier la femme avec qui on a vécu jusque-là et de lui arracher le fils qu’elle a engendré : Elissa n’a aucun droit sur cet Augustinus…

Tout le talent de Claude Pujade-Renaud est de marier les genres dans un même roman : elle sait être didactique, elle nous explique parfaitement les querelles qui agitent l’Église en ce début du Ve siècle, ponctuant son récit des écrits de St Augustin habilement racontés par son scribe local, un certain Silvanus – on sent qu’elle maîtrise son sujet dans toutes ses dimensions, en particulier historique.

Mais elle en fait aussi un récit très moderne où l’on voit un homme en proie au doute : il est convaincu, au départ, que le christianisme n'est pas fait pour lui, mais sa mère Monnica n'a de cesse qu'il épouse la religion qu'elle vénère, et c’est un combat entre femmes par doctrine interposée que raconte Dans l’ombre de la lumière : la mère omniprésente, qui poursuit le couple jusqu’à Milan, qui intrigue pour proposer un beau mariage à son fils, et qui finalement triomphe quand celui-ci se convertit par un matin de printemps à sa religion, ce qu’Elissa voit comme une reprise en main du fils bien-aimé…

Claude Pujade-Renaud excelle à raconter la grande histoire par le biais de la petite : déjà elle avait utilisé le point de vue de la femme d’homme célèbre dans Chers disparus . Il s’agissait alors de Jules Michelet, de Robert Louis Stevenson, Marcel Schwob, Jules Renard ou encore de Jack London. Ces femmes décrivaient avec parfois amertume ou résignation l’homme qu’elles avaient connu derrière l’homme célèbre – des secrets parfois inavouables ou inavoués, qu’on s’empresse d’étouffer derrière la légende.

De même dans Dans l’ombre de la lumière Elissa ne peut s’empêcher d’entendre les sermons de celui qui est devenu Evêque d’Hippone ou de lire Les Confessions à l’aune de sa vie maritale avec lui. Et toujours avec beaucoup de sensualité : elle décrit les petites choses du quotidien, aussi bien les senteurs que les couleurs d’un paysage, et sa mémoire est loin de la trahir, bien au contraire : de le voir à distance lors de ses sermons à Carthage lui fait remonter tout une série de souvenirs qu’elle préférerait peut être oublier…


Tu préférais les olives provenant de la région au sud d’Hippo Diarrhytus. Dodues, savoureuses. Je les choisissais avec soin au marché et les conservais dans une jarre que Faonia et Marcellus nous avaient offerte pour la naissance d’Adeodatus. Cette jarre aux flancs renflés, j’avais le sentiment qu’elle me représentait lorsque j’étais enceinte. Et si elle se remplissait d’olives par mes soins, mon corps à présent – je l’avais compris – devait rester vide.

C’est tout cela et plus encore qu’on trouve dans ce brillant ouvrage de Claude Pujade-Renaud. Elle parvient à nous rendre tellement vivante ce personnage d’Elissa ! Et ce St Augustin descend alors du piédestal sur lequel on l’élève avec des écrits d’une incroyable modernité : quel autre père de l’Église se serait risqué à parler ainsi dans ses écrits spirituels de ses errances, de ses doutes, et de sa vie d’avant, une vie charnelle qu’il récuse ensuite…

Claude Pujade-Renaud retrouve alors avec bonheur ses thèmes de prédilection : l’enfantement, la passion amoureuse, les relations entre femmes… D’une écriture très féminine, elle sait mieux que quiconque rendre compte d’une histoire racontée d’un point de vue féminin : son écriture est très sensuelle et c’est jubilatoire de la voir ainsi décrire une période aussi riche sur les plans théologiques et philosophiques en partant des crises d’hémorroïdes ou d’extinction de voix du Grand Saint. Un exercice spirituel - dans tous les sens du mot - qu’elle maîtrise à la perfection.

Alice-Ange

Du même auteur : Le désert de la grâce, Un si joli petit livre, Rire en do mineur.

Extrait :

Lorsque Silvanus me lit certains passages de tes Confessions, je devine que tu parles d’un tout autre amour : il comble, affirmes-tu, il ignore doutes, jalousies, éclipses, mesquineries. Je devine mais je ne comprends pas. Je demeure l’étrangère. Comment éprouver ce que tu ressens, ce qui t’habite ? Seule la grâce… Silvanus essaie de m’expliquer. En vain. Lui-même d’ailleurs s’avoue troublé, perplexe : pourquoi Dieu n’accorde-t-il pas la même grâce à tous ?
Je n’ai connu d’autre grâce que de t’aimer.

Dans l'ombre de la lumière
Dans l'ombre de la lumière de Claude Pujade-Renaud - Éditions Actes Sud - 298 pages