Les grands jours, c’est donc surtout le lieutenant-colonel Driant : un personnage qui ne peut qu’éblouir un romancier.  Officier de carrière, ayant rêvé de guerres et de batailles, et n’en ayant vu aucune, il a quitté l’armée à 50 ans, en 1905. Il s’est lancé dans la politique, est devenu député et s’est mis aussi à écrire. Ses livres, sous le nom d’auteur de Capitaine Danrit, ont fait concurrence à ceux de Jules Verne dans les distributions de prix aux écoliers.  Il a repris du service au début de la guerre alors qu’il avait 59 ans et que son mandat de député pouvait l’en protéger.

Voilà l’un des hommes que Pierre Mari fait revivre dans son livre. Il nous en dévoile les convictions puissantes, le goût de la chose militaire, mais aussi la grande humanité, le souci d’épargner ses hommes, y compris d’une trop longue pluie d’orage lors de sa prise de commandement. Une figure inoubliable de lucidité et de courage.  Autour de lui, d’autres militaires, ou qui le sont devenus par force à la déclaration de guerre. Avec chacun ses traits de caractère et, en filigrane, son passé, ses souvenirs de la vie civile d’avant.

Le commandant Renouard , son discours intelligent où le moindre mot tombe net, une idée générale de la situation qui entend bien s’affiner au contact de l’interlocuteur – et puis surtout cette ignorance de bon aloi, si rare chez les officiers d’état-major : aux aguets, avide de combler ses lacunes, secoueuse d’habitudes.

Marc Stéphane, sorte d’écrivain quadragénaire et anarchiste, et pourtant engagé volontaire, le sculpteur Corio  qui imagine les arts venant à bout de la guerre, le soldat Ploncard dont le bon sens poussé à l’extrême séduit autant qu’il agace,  Victor Lerigueur, son visage adolescent et le souvenir de ses lectures du « Capitaine Danrit »…

Certains vont mourir, pendant ces grands jours, ces heures effroyables de bombardements ininterrompus, d’une violence  inouïe, qui marquèrent le début de la bataille de Verdun.  Cette attaque que Driant avait prévue. Ces heures d’apocalypse et de vacarme où les hommes ne pouvaient plus échanger que par signes des doigts ou mouvements du regard.

Le talent de Pierre Mari, il est bien sûr dans sa langue, pleine d’éclats et de nuances. Le récit est époustouflant, de ces heures interminables où le monde explose autour des hommes, sur leur tête, sans trêve et où pourtant certains arrivent encore à sauver quelques instants de sommeil. Quant à la description respectueuse et subtile du comportement de ces hommes rares, divers et uniques, elle laisse le sentiment quand on a refermé le livre, que l’on aurait aimé rencontrer chacun d’eux. Mais que finalement, on a quand même fait un peu leur connaissance…

L’auteur y a mis sa patte de romancier ? Sans doute. La lecture n’en est que plus belle.

Sylvie

Extrait :

Puis, lentement, il abaisse la tête.
Et pour la première fois de sa vie il donne chair, poids et fondement à cette phrase que ni les beautés conjuguées du monde ni ses abominations en cascade n’étaient parvenues à éveiller : Qui n’a pas vu ça n’a rien vu. Il la martèle, cette phrase. Il l’empoigne. Il l’expédie sans commentaires à tous les hommes qui voudront bien le croire sur parole. De ce qui a eu nom premières lignes, il ne reste rien : un arasement à perte de vue, un gigantesque ratissage de réseaux, d’abattis, de chevaux de frise et d’arbres, un tassement tellement monotone de terre, de pierraille et de métal concassé que l’imagination en est frappée par un flanc qu’elle ne se connaissait pas.  Et là dessus, les vagues d’assaut, leur sérénité ondulante, à perte de vue. Elles ne cessent plus de monter, de déferler sur ce qui fut le bois des Caures. Elles alternent dans un ordre parfait. Des combattants, fusil au poing. D’autres, le lance-flammes au dos. Des pionniers, ensuite, la pelle ou la pioche sur l’épaule. Des brancardiers, enfin.

Les grands jours
Les grands jours de Pierre Mari - Éditions Fayard - 154 pages