Javier Tomeo n’a pas perdu une once de son humour noir. Dans La nuit du loup deux hommes se retrouvent face à face, ou plutôt non loin l’un de l’autre : Macario, qui habite dans une campagne isolée, et Ismaël un courtier en assurance-vie. Tous deux se sont foulés la cheville mais pas la même. À eux deux ils pourraient marcher sur leurs deux pieds, mais distants de cinquante mètres l’un de l’autre, c’est impossible, du coup ils se livrent alors à un dialogue absurde, ponctué des « croa, croa » d’un corbeau perché sur l’abribus qui abrite Macario.

Macario est un lointain cousin catalan de Mr Sim : il surfe toute la journée sur Internet et s’est constitué un savoir encyclopédique qui masque son manque de lien à autrui. Dans La vie très privée de Mr Sim déjà, Jonathan Coe fustigeait une société de réseaux qui laisse l’individu dans un grand état de solitude. Ici Macario gobe des pages Web toute la journée, mais a laissé filer sa femme avec un autre. Ismaël ne s’y trompe pas : après avoir été fortement impressionné par la mémoire encyclopédique de son interlocuteur, il met en doute – mais n’est-ce pas la voix de Javier Toméo qu’on entend ? – le pseudo savoir accumulé en ingurgitant les pages Web.

Ismaël réfléchit un instant et, pour la première fois, se décide à poser une question dérangeante.
Etes-vous sûr que les gens d’Internet vous disent toujours la vérité ? et s’ils mélangeaient les vérités et les mensonges ? Comment distingueriez-vous les uns des autres ? et si, par exemple, tout ce qu’ils vous racontent sur les courges n’était pas vrai ?

Macario aime à citer des proverbes qu’il consigne dans un petit carnet rouge :

Le proverbe le dit bien : le poisson meurt par la bouche. Si les poissons n’ouvraient pas la bouche, ils ne mordraient pas à l’hameçon. Ma mère le disait, pour connaître un homme, il vaut mieux l’entendre que le voir.

Sauf que ces proverbes tombent à plat parce qu’ils n’ont rien à voir avec la situation. Peut-être finalement vaudrait-il mieux que Macario se transforme véritablement en loup-garou et qu’on en finisse avec l’incongruité de ce dialogue.

Humour, ironie, absurdité, on retrouve ici les thèmes favoris de Javier Tomeo, comme l’incommunicabilité des hommes entre eux.
Ici les deux hommes parlent pour ne rien dire : peut-être une critique de nos médias d’aujourd’hui ?
Comme dans les Histoires minimales, on sait que Javier Toméo est souvent porté au théâtre où ses dialogues font mouche. Beaucoup de ses personnages sont souvent solitaires, autistes, ou en tout cas incapables d’échange véritable. Ici Macario et Ismaël vont passer la nuit côte à côte, mais peut-être le hibou et le corbeau qui les surplombent en sauront-ils plus sur eux que les deux protagonistes, à la fin de cette nuit pas tout à fait comme les autres.

Alice-Ange

Du même auteur : Histoires minimales

Extrait :

- Bravo, bravo, vous êtes un phénomène. Vous savez beaucoup de choses. Vous les apprenez sur Internet. Et quand vous ne naviguez pas sur Internet, vous sortez votre télescope devant la porte de votre maison et vous passez des heures où vous n’avez rien à faire à contempler les étoiles et à écouter des mélodies que personne ne peut entendre. Mais, sur Internet, on a oublié de vous dire que les hommes sans dents ne peuvent pas devenir des loup-garou. En réalité, vous n’avez rien appris qui vous soit utile à quelque chose. Votre femme, à ce que j’ai cru comprendre, vous a mis une paire de cornes qui ne passaient pas sous la porte et vous êtes maintenant plus seul que ce hibou et coincé au milieu de la lande. A quoi ça vous sert, de savoir que les girafes n’ont que sept vertèbres ?

La nuit du loup
La nuit du Loup de Javier Tomeo - Éditions Christian Bourgois - 149 pages
Traduit de l'espagnol par Denis Laroutis