C’est un récit à la première personne que nous raconte Jeanne Bastide. On découvre Joseph sur le Quai 5 de la Partance, destination l’Algérie. L’auteure alterne le je et le tu pour mieux nous imprégner de son personnage :
Joseph ne parle pas beaucoup mais il se lie à Alphonse, son voisin de chambrée ou à Pierre-Marie avec qui il découvre l’amitié. Une amitié solide face à une guerre sordide. Magnifique portrait d’un impitoyable Capitaine jusqu’au-boutiste (surnommé Que Diable par ses troupes en hommage à son expression favorite) qui sème la terreur autour de lui dans les villages algériens. Hanté par les saccages et les massacres, Joseph ne connaît pas les mots pour décrire l’horreur. Alors il se tait.Et la traversée. Interminable de pleurs de vomis. De rires gras aussi. Le tangage du bateau – celui sous le crâne. Les cris des oiseaux, pointus comme des vis, déchirants, qui percent. Les matelots qui te bousculent ou te déplacent comme un sac de patates. Le cauchemar de la traversée.
Arrivé à terre, tu tangues encore.
Et puis, un jour, sans que rien ne le laisse présager, c’est l’enchantement. La vision d’une jeune femme au cœur de la Médina le laisse sans voix. Et il ne sait toujours pas les mots pour parler de l’émotion qui l’étreint subitement.Plus d’un mois que je suis là. A faire une guerre que je ne comprends pas. A me répéter que cette terre est mienne alors qu’elle est déjà habitée. Quarante jours passés dans une chaleur sauvage à traquer l’indigène qui ne m’a rien fait.
L’auteure se joue des couleurs comme d’une palette pour décrire l’éventail des émotions : du rouge de la violence au bleu de la robe entraperçue : Joseph traduit les sensations qui le submergent par un échantillon de couleurs, car c’est un visuel. Le récit alterne entre les scènes de violence (le capitaine « Que Diable » mène une guerre sans pitié) et les moments de grâce près de Leïla, qui le rebaptise Youssef.
La fin se précipitera, Leïla porte un secret et le retour au pays se profilera.Depuis ma rencontre avec Leïla, j’ai l’impression que du ciel m’entoure et me sépare des autres personnes. Je me retiens d’être heureux.
Les tapis sont là en abondance. Des femmes gémissent. Qu’importe le monde ou les mots dans ces moments-là. Seule la dissolution dans l’extase. Un déluge de couleurs.
D’une très belle écriture poétique (des phrases courtes et sensuelles, parfois abstraites), Jeanne Bastide traite de sujets éternels – l’amour et la guerre – et nous livre le portrait très réussi d’un vigneron embarqué dans l’absurdité d’une guerre qui le dépasse – une histoire qui nous parle et qui nous touche en profondeur.
Alice-Ange
Extrait :
Je suis donc entré par une porte presque dérobée. Un grand mur et une petite porte. Je suis entré – on m’a fait entrer. Invités avec Alphonse par « Que Diable ». D’abord rien. La pénombre. Un mur clair plein d’ombre. L’apaisement. Quelque chose qui lâche dans les muscles. On avait coupé les ficelles qui faisaient de moi une marionnette. Puis l’éblouissement de la cour. Je voudrais pouvoir me raconter cette cour et ne sais pas ce que je peux en dire. Si ce n’est la sensation de mon corps trempé dans la lumière. Un déluge de douceur. Devenu poisson dans un bocal à la juste taille. La lumière a trouvé son contenant et moi mes proportions. Je me sens idiot de dire ça, mais oui, l’émerveillement, ça existe. Je crois que je n’oserais pas en parler à Alphonse – pas même à Justin.
La fenêtre du vent de Jeanne Bastide - Éditions de l'Armourier - 73 pages
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