1784.
Londres est une capitale crasseuse, remplie de miséreux, aux geôles pleines de criminels mais aussi, et surtout, de pauvres hères dont le seul crime est de chercher à survivre.
Alors que la nouvelle Amérique tente de se construire et d'éradiquer la gangrène de l'esclavagisme, l'Angleterre récupère tous les expatriés, immigrés et déserteurs de cette guerre civile. Le tout alimentant quotidiennement les bas-fonds d'une cité déjà mal en point.
En France, on commence à parler d'expéditions marines. Après le célèbre James Cook anglais qui a le premier apporté la preuve d'une "terre autrale inconnue", le Marquis de La Pérouse entend bien renouveler l'exploit et peut-être y poser le drapeau français.
Il faut trois ans de préparatifs aux anglais, une bonne dose de folie, la construction de onze vaisseaux et une volonté sans faille face aux affronts politiques, financiers et humains pour qu'enfin une expédition soit lancée. Elle part le 13 mai 1787, à l'aube, chargée de plus de 1500 âmes. Prisonniers et soldats dans une proximité atroce, hommes et femmes, animaux, denrées, le tout réparti dans onze navires pour un voyage sans retour de 24 000 km. La plus grande épopée jamais imaginée par l'homme. En route vers un nouveau continent qu'on espère réel. Une terra incognita. L'Australie.

Laurent-Frédéric Bollée est le scénariste de cette aventure littéraire impressionnante. Qu'on se rende compte : cinq ans de travail, des années de recherches, cinq-cents pages de bande-dessinée pour un volume de presque deux kilos. Un témoignage sans précédent sur l'Australie et son histoire. Un travail de titan à côté d'un travail de fourmi. Car il a fallu grappiller les indices, interroger des sources, s'informer, extrapoler peut-être. Une idée qui germe, une question appelant une réponse de manière impérieuse et voici qu'apparaît un ouvrage de 500 pages...

C'est en décembre 2007 que ce livre est né.
Une marche sur une falaise de Phillip Island, au sud de Melbourne. Des mouches par dizaines qui volent dans un air attisé par un vent chaud, et dans ces mouvements incessants pour s'en débarrasser, une pensée qui se faufile : attendez une minute, Phillip Island, l'île de Phillip, d'accord, mais... qui est Phillip ?

En tous cas, un travail méticuleux soutenu par l'illustrateur, Philippe Nicloux qui a dû travailler sur photo pour l'Australie. Car là aussi il y a du génie. Case après case, l'histoire prend vie. On suit le quotidien de bagnards, de reclus, de prostituées qui sont du jour au lendemain arrachés à leur vie en Angleterre pour être expédiés à l'autre bout du monde. Neuf mois de trajet, le mauvais temps, les conditions de détention désastreuses, la nourriture moisie ou insuffisante, la maladie, la mort. Et même pas l'assurance d'arriver vivant au bout du voyage. Le pire, c'est qu'ils n'ont pas le choix. On n'a pas demandé leur avis.

L'histoire est à la mesure du pays. Belle, farouche, violente, animale, poétique. On retrouve dans les mots ce que l'imagination imprime sur le papier. La plume de Bollée et celle de Nicloux se marient parfaitement pour rendre un hommage vibrant à la naissance d'une civilisation, d'un nouveau monde.

Ils appellent ça le bush. Mot étrange. Gigantesque.
Une seule syllabe pour une infinité de sens.
Jardin, fourrés, maquis, bois, forêt. Tout ou presque.
Quatre lettres repoussant les frontières de l'errance,
Allongeant l'horizon jusqu'à l'inaccessible.

Le découpage en chapitres facilite la lecture. L'ouvrage s'ouvre sur un prologue et une scène de passage à l'âge adulte chez les "Naturels". Il se conclut sur un épilogue où nous apprenons ce qu'ils advient des quelques personnages que l'on suit tout au long de l'histoire. Pour le reste, un découpage en trois chapitres distincts : Horizons lointains / Le voyage / Bandaiyan.
Le dessin est expressif, tour à tour fouillé pour les paysages et les scènes d'océan, dépouillé pour mettre en avant un personnage ou une action. Quelques cases sont de vrais tableaux et mériteraient à elles seules une exposition en grand format.
La BD est entièrement en nuances de gris, ce qui curieusement sert à la fois l'ambiance maussade et crasse de Londres et les paysages qu'on imagine ensoleillés et très colorés de l'Australie. Ces nuances servent un dessin dynamique dont le trait grossit un peu les personnage mais s'affine quand il s'agit de la faune et de la flore.

Terra Australis, c'est une bande dessinée historique qui narre l'une des plus incroyables aventures humaines : la conquête d'un territoire dont on n'était même pas sûr qu'il existât à l'autre bout du monde. Une leçon d'humanité, d'humilité, une aventure passionnante à découvrir, à lire, à vivre, enfin.

Je le dis : je ne sais pas quels ont été les bons, les méchants, les bourreaux, les victimes, les saints, les démons. Je sais juste que les hommes vont de l'avant et prennent rarement le temps de regarder autour d'eux. Je sais qu'ils sont faibles et injustes, capables des élans les plus généreux et des pensées les plus sombres. Je sais qu'ils portent en eux les germes des maladies les plus foudroyantes et des doutes les plus profonds. Je deviens qu'ils font le mal par essence et le regrettent par nature. Je crois qu'on peut essayer de sonder leurs âmes.
LF Bollée

Cœur de chêne

Extrait :

Terra Australis (extrait)

Terra Australis
Terra Australis, de LF Bollée et Philippe Nicloux - Editions Glénat - 507 pages