Une fois la beauté considérée comme ringarde, le support avait sombré au profit de son explication. Duchamp, en rejetant la responsabilité esthétique sur le spectateur, avait mené le monde au relativisme absolu qui conduit invariablement au cynisme. On vendait désormais des modes d'emploi. (p. 35) Pascal considère l'art comme un bien de consommation courante, certes de luxe, mais qui est régi par les règles du marché, de l'offre et de la demande.

À Tokyo, il cherche un tableau intitulé L'Amazone, peint par Chagall, et qui a déterminé la vocation de son père. La toile a disparu pendant la Seconde Guerre mondiale, butin noyé dans la masse des spoliations nazies. Assis dans un restaurant, Pascal attend un mystérieux interlocuteur qui doit lui en apprendre plus sur le tableau. Seul dans cette ville nippone inconnue, il laisse défiler ses souvenirs et ses rêves avortés. Son esprit vagabonde aussi vers Ferdinand de Sastres, un collectionneur du 20° siècle dont les conceptions de l'art étaient plutôt originales.

Ce voyage au bout du monde relève de la quête existentielle et Pascal s'évertue à trouver du sens et des filiations entre toutes choses, notamment entre les différents possesseurs d'une œuvre d'art et de l'influence de cette dernière sur ses détenteurs. Lorsque Pascal regardait un tableau, il voyait, avant tout, une succession. (p. 25) La relation tourmentée entre Pascal et son père est à la source de cette quête et de ses questions identitaires. A-t-il réellement gâché sa vie ou en a-t-il fait ce qu'il devait ? La ressemblance véritable ne consistait donc pas à susciter l'approbation paternelle, mais bien au contraire à provoquer la rupture.  (p. 112) La réponse n'est pas certaine, mais le plus important semble bien de commencer la réflexion.

Ce récit est décousu, mais passionnant et addictif. Chaque fois que l'on retrouve Pascal à Tokyo, c'est comme si l'on sortait la tête de l'eau pour reprendre notre souffle, alors que Pascal lui-même étouffe dans cette ville japonaise dont il ne comprend pas les messages et les images. J'ai particulièrement apprécié la réflexion sur l'image – artistique ou non –, sa véracité, sa transmission, sa dégradation et son rapport au réel. Dans un monde saturé d'images, la communication devient périlleuse, incertaine et sans cesse mouvante.

Les successions est un roman qui interroge, voire qui dérange. Mais il gratte là où ça fait du bien, sur les relations parents/enfants et les héritages qui sont parfois trop lourds à porter, mais aussi trop précieux à abandonner.

Lili Galipette

Extrait :

Pascal était rentré chez lui, investi de sa nouvelle mission. Tant que le tableau poursuivait sa trajectoire dans la clandestinité, son père n'était pas tout à fait mort. Une part de lui continuait à vivre avec le cheval bleu. La somme des émotions investies par son père dans cet objet avait produit un lien presque charnel. Cette relation survivait à la disparition de l'un des contractants. Pascal en était maintenant le dépositaire, l'héritier en quelque sorte. Il n'avait pas tout de suite compris à quel point le passé était une charge transmissible. En guise de patrimoine, il avait reçu une responsabilité. Il avait beau se persuader que toute cette histoire était une vue de l'esprit, l'expression de ses propres remords, il ressentait l'appel de la toile. Elle le voulait à son tour, lui, le fils. (p.204)

Les successions
Les successions de Mikaël Hirsch - L'Éditeur - 288 pages