A travers les livres, on apprend à connaître les adultes de l’intérieur. Mais il y a des choses qu’on ne comprend pas, c’est par exemple pourquoi les adultes poussent jusqu’à l’exagération le verbe aimer.
Aujourd’hui l’auteur a cinquante ans. A travers l’écriture, je m’approche du moi-même d’il y a cinquante ans, pour un jubilé personnel.

Il se souvient de cette période où sur la plage il s’acharnait sur les dessins des mots croisés, des rébus, des anagrammes, à la recherche du mot juste.

Dix ans, c’était un cap solennel, on écrivait son âge pour la première fois avec un chiffre double. L’enfance se termine officiellement quand on ajoute le première zéro aux années.

Elle est une fillette du Nord qui passe son temps à lire des polars. Et le garçon qu’il est à cette époque est stupéfait qu’on puisse lire tout un livre en un seul jour ! Il y a ceux qui lisent à pied avec lenteur, et ceux qui lisent à la vitesse d’un vélo.

Elle ne ressemble pas aux autres filles. Elle produit du silence et de l’espace autour d’elle. Les présentations entre eux n’ont rien de ce à quoi on se livre d’habitude.
Chacun se définit : le garçon dit qu’il aime tout ce qui est écrit, que ce soit des journaux, des listes, peu importe il lit tout. La fille dit d’une voix assurée : moi, je suis écrivain.
Mais elle précise à quoi elle se consacre : aux animaux.

Moi j’écris des histoires d’animaux. J’étudie leur comportement : avec leur corps ils s’échangent de longs discours qui durent une heure chez nous sans qu’on se comprenne pour autant. J’essaie de faire comme eux, ne pas perdre de temps.

L’histoire qui nous est contée est donc celle d’une relation improbable entre un garçon qui sort de l’enfance (son père est parti en Amérique tenter fortune avec sa sœur, il est donc le gardien de sa mère, l’homme de la famille) et une fillette qui étudie le comportement des adultes à travers le prisme de l’instinct animal. Ce qui explique bien des choses.

Trois autres garçons s’intéressent à eux, mais pour se confronter au garçon : il n’a pas le droit de s’attirer l’attention de la seule fille de l’île en lui parlant de livres.

Erri de Luca tisse à nouveau son récit en traitant des thèmes qui lui sont chers : la relation à la nature – ici la mer, après la montagne dans Le poids du papillon – le rapport au corps qui ne grandit pas assez vite et que le garçon veut forcer à s’élargir, et ces phrases d’amour qu’on prononce avec toute l’innocence des dix ans, alors qu’on ne sait pas qu’elles en sont.

L’été verra donc l’apprentissage de la pêche avec l’un des pêcheurs, mais aussi l’envie de bagarre des autres garçons pour se débarrasser de sa carapace d’enfant.

Et cette question nouvelle qui se pose à lui de la justice : doit-on se faire justice soi-même ? Doit-on confier cette mission aux carabiniers ? ou à une fillette qui prend les choses en main pour une leçon finale ? Quarante ans plus tard Erri de Luca n’en a pas fini avec ce thème essentiel.

Ce bout d’un été d’il y a cinquante ans, vu à travers la focale de la distance, s’agrandit. On découvre des horizons aussi dans un microscope, pas seulement du haut d’une montagne. Toute la langue de Erri de Luca est dans cette phrase, lui qui rabote son écriture comme un artisan. De cette langue poétique, et pourtant aussi si naturelle, il nous emporte dans l’été de ses dix ans, et on le suit jusqu’à la dernière phrase, elle aussi emblématique :

Maintenant et ici, il va bien, le mot « fin », petite sœur de frontière et de fenêtre fermée.

Alice-Ange

Du même auteur : Le poids du papillon.

Extrait :

Tu aimes l’amour ? demanda-t-elle en regardant droit devant elle, là où se dressait le flanc d’une barque peinte en blanc avec une rayure bleue.
- Avant cet été, je le lisais dans les livres et je ne comprenais pas pourquoi les adultes s’enflammaient autant. Aujourd’hui, je le sais, il provoque des changements et les personnes aiment changer. Je ne sais pas si j’aime ça, moi, mais je l’ai et avant il n’était pas là.
- Tu l’as ?
- Oui, je me suis aperçu que je l’avais. Ça a commencé par ma main, la première fois que tu me l’as tenue.  « Maintenir » est mon verbe préféré.
- C’est drôle ce que tu dis. Tu es amoureux de moi ?
- C’est comme ça qu’on dit ? Ça a commencé par ma main, qui est tombée amoureuse de la tienne. Puis ça a été le tour des blessures, qui se sont mises à guérir très vite, le soir où tu es venue me voir et où tu m’as touché. Quand tu es sortie de ma chambre j’allais bien. Je me suis levé du lui et le lendemain j’étais à la plage.
- Alors, tu aimes l’amour ?
- C’est dangereux.

Les poissons ne ferment pas les yeux
Les poissons ne ferment pas les yeux de Erri de Luca - Éditions Gallimard - 129 pages
Traduit de l'italien par Danièle Valin.