Liens de famille regroupe treize nouvelles de longueur inégale, dont l'une donne son titre à l'ensemble. Y défile toute une galerie de personnages, humains et animaux - une poule, un chien, un buffle -, auxquels Clarice Lispector accorde une égale attention. Les personnages humains sont souvent des femmes nanties de maris et d'enfants, bonnes épouses et mères, maîtresses de maison parfaites, typiques représentantes de la classe moyenne brésilienne. On trouve aussi des adolescentes terrifiées par le monde extérieur, des vieux tendus vers l'unique but de survivre, un homme qui se sent un criminel parce qu'il a abandonné son chien qui était un autre lui-même, et puis un être exotique, La plus petite femme du monde.
Qu'est-ce qui les relie les uns aux autres ? Il y a bien sûr les liens familiaux disséqués explicitement dans Joyeux anniversaire et Liens de famille. Clarice Lispector a visiblement trempé sa plume dans du vitriol pour raconter la célébration du 89ème anniversaire de l'aïeule, qui rassemble une famille nombreuse et contrainte de faire bonne figure, dissimulant mal des haines et des rancœurs recuites et l'indifférence vis-à-vis de la vieille dame. C'est avec la même verve sarcastique que l'auteur décrit les relations entre une belle-mère et son gendre, qui ne s'améliorent qu'au moment du départ de celle-ci : au moment de se quitter, juste avant de monter dans le taxi, sa mère s'était changé en belle-mère exemplaire et son mari était devenu le bon gendre
. Mais elle dit aussi, et avec quelle acuité, le poids de l'amour sur les êtres qu'on aime : A quel moment la mère, serrant un enfant lui donnait-elle cette prison d'amour qui s'abattrait à jamais sur l'homme à venir ?
Ces mots d'amour, d'affection réciproque, ni une mère, ni une fille n'arrivent à les prononcer : Maman, dit la jeune femme. Qu'avaient-elles donc oublié de se dire l'une à l'autre ? Mais à présent il était trop tard. Il lui semblait que la vieille un jour aurait dû lui dire : je suis ta mère, Catarina. Et elle aurait dû répondre : et moi je suis ta fille.
Un autre lien, plus caché, réunit ces personnages enfermés volontaires dans des vies de routine et de convenances ; ils sont tous en équilibre instable, sur le point de basculer dans quoi ? le vide, le néant ou l'absolu. Des événements, parfois minuscules, dérangent la belle ordonnance et révèlent les failles. Ainsi quand Ana dans Amour - une des plus belles nouvelles à mon avis - aperçoit, du tram où elle est assise, un aveugle mâchant un chewing-gum, elle se retrouve piégée malgré toutes les précautions qu'elle avait prises pour échapper à l'heure dangereuse de l'après-midi, quand la maison était vide et n'avait plus besoin d'elle, le soleil haut, chaque membre de la famille réparti selon ses fonctions.
Obsédée par ce regard vide qui ne lui renvoie rien, sinon son propre regard, elle voit différemment les choses et les gens, ressent pour eux une pitié et un amour violents, perçoit intensément ce qui l'entoure. Oubliant tout, elle se perd dans le Jardin Botanique où toute une vie animale et végétale se révèle à elle, dangereuse dans sa beauté et sa cruauté. Son seul recours sera la fuite et le refuge dans sa maison bien ordonnée.
Si la maison est souvent un abri, (Amour, Préciosité) elle peut aussi se révéler un piège redoutable. Laura dans Imitation de la rose a cru être guérie de ce que son entourage nomme pudiquement « absence » : mais alors qu'elle contemple un bouquet de roses tout en attendant son mari pour sortir, la perfection de leur beauté la plonge dans un ravissement tel, qu'elle-même, une fois les roses enlevées, acquiert leur « lumineuse tranquillité ». Quand le mari arrive, Laura a de nouveau le détachement et l'immobilité d'une fleur. Elle était assise avec sa petite robe d'intérieur. Il savait qu'elle avait fait son possible pour ne pas devenir lumineuse et inaccessible. Depuis la porte ouverte, il voyait sa femme assise sur le canapé sans s'y adosser, de nouveau vigilante et tranquille comme dans un train. Qui était déjà parti.
Le prix de la liberté, c'est la folie, la solitude ou les deux.
On le voit, lire Clarice Lispector n'est pas s'engager dans un chemin tranquille et balisé ; on n'en ressort pas indemne, mais on ne peut être que saisi, séduit ( ? ) par l'originalité et la sombre beauté de sa prose.
Marimile
Extrait :
L'immensité semblait la calmer, le silence ramenait sa respiration à la normale. Elle sommeillait au fond d'elle-même.
De loin elle voyait l'allée où l'après-midi était claire et ronde. Mais la pénombre des branches couvrait le sentier.
Autour d'elle il y'avait des bruits paisibles, une odeur d'arbres, de petites surprises parmi les lianes. Tout le Jardin broyé par les instants à présent plus pressés de l'après-midi. D'où venait le semi-rêve qui l'environnait ? Comme d'un bourdonnement d'abeilles et d'oiseaux. Tout était étrange, trop suave, trop grand.
Un mouvement léger et familier la fit tressaillir, elle se retourna rapidement rien ne semblait avoir bougé. Mais dans l'allée centrale un chat puissant se tenait immobile. Son pelage était doux. Il disparut à petits pas feutrés tout neufs.
Inquiète, elle regarda autour d'elle, les branches se balançaient, leur ombre vacillait sur le sol. Il se faisait dans le Jardin un travail secret qu'elle commençait à percevoir.
Dans les arbres les fruits étaient noirs, doux comme du miel. Il y'avait sur le sol des noyaux secs pleins de circonvolutions, comme de petits cerveaux pourris. Le banc était taché de jus violets. Les eaux murmuraient avec une douceur intense. Au tronc de l'arbre se crochaient les pattes somptueuses d'une araignée. La cruauté du monde était tranquille L'assassinat profond. Et la mort n'était pas ce que nous pensions.
Liens de famille de Clarice Lispector - Éditions des femmes - 220 pages
Traduit du brésilien par Jacques et Teresa Thieriot.
Commentaires
vendredi 31 mai 2013 à 19h01
Marimile tu nous avais mis l'eau à la bouche avec le biographie de Clarice Lispector, et voici maintenant qu'on découvre grâce à toi l'un de ses ouvrages. Ca donne envie.
Je vais proposer à Lydie SALVAYRE de le rajouter au panthéon de ces 7 femmes écrivains dans le recueil que je suis en train de lire : Djuna Barnes, Ingeborg Bachmann, Emily Bronte, Colette, Sylvia Plath, Virginia Woolf et Marina Tsvetaeva, et on pourrait rajouter maintenant Clarice Lispector.
vendredi 31 mai 2013 à 23h21
Très bonne idée, Alice-Ange. Clarice Lispector peut vraiment figurer aux côtés de toutes ces femmes écrivains! J'ai lu par ailleurs de bonnes critiques de l'ouvrage de Lydie Salvayre. Asuivre, donc.