C’est à cette question – et à une foule d’autres que la première fait surgir – que Joan Didion tente non pas de répondre, parce que cela serait illusoire, mais plutôt de nous la faire partager. Le point d’interrogation est d’ailleurs sans doute la ponctuation la plus utilisée dans ce Bleu des nuits.
Car la douleur de la perte de sa fille lui fait remonter une foule de souvenirs, depuis le moment où, avec son mari, ils sont allés chercher ce bébé abandonné par sa mère biologique, dans un hôpital de Santa Monica, jusqu’aux heures fatales dans un autre hôpital après une opération neurochirurgicale.

Est-il malheur plus grand, pour les mortels que de voir mourir leurs enfants ?
C’est Euripide qui a dit cela.
Quand nous parlons de la mortalité, c’est de nos enfants que nous parlons.
C’est moi qui ai dit cela.

Mais la perte de sa fille d’une trentaine d’années ouvre une faille ou même un gouffre en elle : que se serait-il passé si ce bébé n’avait pas été abandonné ? Si elle n’avait pas été à la maison quand le Docteur Watson lui avait téléphoné pour lui annoncer l’arrivée d’un bébé ? Autant de questions commençant par « et si… » qui disent toute la fragilité d’une mère, qui plus est adoptant une petite fille qui n’est pas la sienne.

Peut-on réussir en tant que parents ? Et a fortiori comme parent adoptif ? Joan Didion revisite tous les souvenirs qui l’assaillent et n'est pas tendre avec elle-même.

Il y a certains moments, de ces premières années avec elle, dont je garde un souvenir très clair.
Ces moments très clairs ressortent, reviennent, me parlent directement, par certains aspects me submergent de plaisir et par d’autres continuent de me briser le cœur.

L’auteure fouille dans ses souvenirs et fouine dans le journal intime de sa fille disparue, trouvant ce vers – prémonitoire ? – qu’elle ressasse : Sombrer dans le néant. Car Quintana n’était pas une enfant facile et heureuse. Elle était habitée par une angoisse que Joan Didion traduit par des phrases obsessionnelles que l’auteure ressasse :

Je voudrais juste m’enfouir sous terre
M’enfouir sous terre et m’endormir

Quintana petite, sans doute à l’image de sa mère, voulait écrire elle aussi. Tout d’abord un poème qu’elle intitulait  Le monde et dans lequel elle écrivait que Le monde / N’a rien / Que le matin / Et la nuit / Il n’a ni / Jour ni repas / Ainsi ce monde / Est pauvre et déserté.
ou encore un roman, destiné à ses parents, intitulé : le roman que je suis en train d’écrire pour vous montrer.

Avec des phrases ressassées pour dire le caractère obsessionnel des souvenirs, avec des répétitions incessantes qui disent la rumination, Joan Didion réussit à nous plonger dans son questionnement existentiel : la mort, la maladie, l’enfance, l’angoisse, la vieillesse, la perte. Tous ces thèmes s’imbriquent dans de courts chapitres en une apparente simplicité.

Dans ce face-à-face avec elle-même Joan Didion se révèle d’une très grande lucidité. Elle ne s’épargne rien. Retraçant ces années où, partie en tournée dans toute l’Amérique pour la promotion de son livre L’année de la pensée magique (quel titre !) et évoquant ses propres troubles (un passage par l’hôpital redoutable de vérité) à l’âge de 75 ans, elle est d’une étonnante clairvoyance. Comme si le gouffre qu’a ouvert en elle la perte de sa fille lui avait donné en contrepoint la faculté de mieux discerner ce qui lui arrive.
Sans mettre un terme à son deuil. Car elle écrit encore :

Je m’aperçois que je pense exclusivement à Quintana.
J’ai besoin d’elle auprès de moi.

Un deuil incommensurable, qui l’empêchera même de profiter de cette période extraordinaire de l’année où, près du solstice d’été, les crépuscules se mettent à rallonger et à bleuir.

Tout cela n’est pourtant pas vain : des décombres de la perte de son enfant surgit cette écriture précise et lucide qui brille comme une luciole dans le bleu de la nuit.

Alice-Ange

Extrait :

J’avais trente et un ans à la naissance de Quintana.
Hier encore naissait Quintana.
Hier encore je ramenais Quintana de la pouponnière du St John’s Hospital de Santa Monica.
Emmitouflée dans une couverture en cachemire lisérée de soie.
Papa est allé chercher une peau de lapin pour y emmitoufler son petit bambin.
Et si tu n’avais pas été à la maison quand le Dr Watson a appelé ?
Que serais-je alors ?

Hier encore je la tenais dans mes bras sur la 405.
Hier encore je lui promettais qu’elle serait en sécurité avec nous.
A l’époque nous appelions la 405 l’autoroute de San Diego.
C’est à peine hier encore que nous appelions la 405 l’autoroute de San Diego, à peine hier encore que nous appelions la 10 la Santa Monica, à peine avant-hier que la Santa Monica n’existait pas.
Hier encore j’étais capable de faire le calcul, de me souvenir des numéros de téléphone, de louer une voiture dans un aéroport et de sortir du parking sans me figer tout à coup, sans m’arrêter au moment crucial, les pieds déjà posés sur les pédales mais immobilisés par la question de savoir laquelle est l’accélérateur et laquelle est le frein.
Hier encore Quintana était en vie.

Le bleu de la nuit
Le bleu de la nuit de Joan Didion - Éditions Grasset - 233 pages
Traduit de l'anglais (États-Unis) par Pierre Dematy.