Nurit Iscar, alias Bétibou, la cinquantaine bien installée et mal acceptée, ne se remet pas d'un double échec, sentimental et professionnel : auteur à succès de romans noirs (elle est la seule femme écrivain de polars en Argentine), elle a vu son dernier ouvrage, un roman d'amour, massacré par la critique d'un grand journal « El Tribuno », dont le directeur n'est autre que son ex-amant. Depuis, elle vivote, soutenue quand même par une équipe de fidèles et rigolotes copines, écrivant les histoires des autres, réduite au rôle de « nègre ».

Mais on vient de retrouver un résident d'un de ces ghettos pour milliardaires que sont les « country-club » ultra protégés cependant, mort chez lui, la gorge tranchée. Meurtre ou suicide ? L’événement passerait inaperçu si trois ans auparavant son épouse n'avait pas été trouvée morte dans les mêmes conditions et au même endroit. La presse s'empare de l'affaire, et le directeur du « Tribuno » dépêche le préposé aux faits divers, « le gamin des faits divers » dont on ne saura jamais le nom, de la génération Google : aucun contact avec le terrain, tout par l'écran et le clavier, tout par Internet .
Dans le même temps, il contacte Nurit Iscar et la convainc de s'installer au « country La Maravillosa » pour s'imprégner de l'atmosphère et rédiger de là-bas une chronique mi-journalistique mi-fictionnelle. Un troisième larron, le journaliste Jaime Brena, ancien spécialiste des affaires criminelles mis sur la touche, décide d'aider  « le gamin des faits divers » et de lui apprendre son métier autrement qu'en tapant sur son Blackberry. Ce trio improbable va découvrir en marge de l'enquête officielle d'autres meurtres, déguisés en accidents ou en suicides : chacune de ces morts est survenue comme elle devait survenir, comme on s'y attendait. Au bout du compte, la vérité amère qui se fait jour ne pourra jamais être divulguée, car elle met en cause des liaisons dangereuses entre la presse, la police et le monde des affaires.

Mine de rien, Claudia Piñeiro offre au lecteur une fine analyse d'une certaine catégorie de la société, mettant à nu les forces au pouvoir dans l'Argentine d'aujourd'hui, où affleurent encore les ombres des années noires de la dictature.

Thriller, tableau de mœurs, roman sociologique, Bétibou est aussi un roman psychologique. Parallèlement au déroulement de l'enquête policière, on suit l'évolution des trois personnages qui se trouvent à un moment clé de leur existence. Impasse ou renouveau ? Les choix qu'ils décident de faire suivant leur éthique personnelle contrebalancent les noirceurs auxquelles ils se sont confrontés. N'oublions pas les interventions réjouissantes de personnages secondaires bien campés(les copines) qui donnent du piment à l'histoire.

Dans cet ouvrage, l'auteure jette un pont entre journalisme et littérature - les chroniques de Bétibou en sont un bon exemple -. Elle sait varier les styles en fonction des situations et des personnages, et les dialogues drôles et souvent percutants font que l'on déguste ce livre avec un vrai plaisir.

Marimile

Du même auteur : Les veuves du jeudi

Extrait :

Et comme pour confirmer ces dires, pour confirmer la propension de Viviana Mansini à faire sortir ses amies de leurs gonds, un moment plus tard, lorsque le commissaire Venturini refait son apparition en quête de Jaime Brena, s'impose l'évidence que ce brun à moustaches plaît à Viviana Mansini - comme à Paula -, mais la différence c'est qu'elle tient à le lui faire comprendre clairement. Vous avez un travail rudement difficile vous devez être quelqu'un de très courageux, lui dit-elle, cinq minutes après avoir fait sa connaissance, et sans que cela ait d'ailleurs le moindre rapport avec l'échange informel auquel tout le monde a participé jusque-là. Pleine d'ironie, Carmen regarde Paula et murmure : Espèce de salope. Paula ajoute : Elle va réussir à se le taper, tu verras. Tu sais, elle n'est pas du genre à se poser des questions d'ordre idéologique. Viviana Mansini ? Elle ne doit même pas connaître le sens du mot « idéologie ». Elle n'est pas la seule, regarde les amis des enfants dans la piscine. Paula regarde et soupire : Une peau jeune, des corps jeunes, des rires jeunes ; une idéologie ? Tu serais capable, toi de renoncer à un peu d'idéologie pour du sexe ? Oui. Moi aussi. Nous ne l'emporterons pas au paradis, c'est plus que clair. Non, en effet. Et nous ne ferons pas non plus partie des femmes qui auront marqué l'histoire. Non plus.

Bétibou
Bétibou de Claudia Piñeiro - Éditions Actes Sud - 396 pages
Traduit de l'espagnol (Argentine) par Romain Magras.