Tsvi Provizor est l’un des personnages que l’on croise dans ce recueil de huit nouvelles : il n’annonce que les mauvaises nouvelles qu’il glane autour de lui. Par ailleurs Tsvi Provizor est le jardinier du kibboutz dans lequel tout le monde travaille sept à huit heures par jour. Il n’y a que Luna Blank pour apprécier sa conversation, la veuve qui enseigne en cours élémentaire. Ensemble ils ont pris le temps de bavarder à la tombée du soir. Mais quand Luna essaye de savoir pourquoi il veut porter tout le malheur du monde sur ses épaules, la réponse ne peut être que laconique :

Ignorer la dureté de l’existence est à mon sens aussi stupide que sacrilège. Nous ne pouvons peut-être rien y faire, mais ce n’est pas une raison pour ne pas en parler.

Mais pourtant un soir, quand il lui explique qu’un volcan s’est réveillé au Chili et que quatre villages ont été rayés de la carte, elle a pitié de lui et veut lui saisir la main. Mais Tsvi refuse tout contact avec qui que ce soit. Alors désormais il va prendre ses distances, redevenir le célibataire endurci qu’il est depuis toujours, sous les quolibets des autres membres du kibboutz qui n’en manquent pas une.
Tsvi se retrouve donc seul à la fin, comme la plupart des personnages qui font l’objet d’une des huit nouvelles, formant ensemble un puzzle qui rend compte de ce microcosme particulier qu’est un kibboutz dans les années 50. Un kibboutz qu’Amos Oz a quitté depuis 26 ans, mais un univers dont le souvenir reste très vif pour lui.

Très attachés à la règle initiale posée à la fondation, les personnages n’en sont pas moins tiraillés entre idéologie et désir d’individualité : la vie en communauté n’est pas de tout repos.

Osnat par exemple est une femme que son mari Boaz a quitté pour une autre femme, Ariella Barash. Ces choses-là arrivent, même dans un kibboutz. Mais Osnat passe chaque jour sous leurs fenêtres, sans éprouver de jalousie, mais plutôt un sentiment de mélancolie. Les deux femmes échangent des mots dans leurs boites aux lettres. Osnat rappelle à Ariella que Barash doit prendre ses médicaments par exemple. Mais Ariella vit mal la situation, qui est suivie par tous les habitants du kibboutz. Elle écrit une longue lettre à Osnat et donne libre cours à sa culpabilité. Elle aimerait être l’amie d’Osnat.

On pourrait discuter d’autre chose. Comme du rythme des saisons par exemple, ou du ciel constellé d’étoiles, les nuits d’été : les étoiles et les nébuleuses m’intéressent pas mal. Toi aussi ? J’aimerais avoir ton avis, Osnat. Deux mots suffiront. J’attends de tes nouvelles.

Mais Osnat, comme Tsvi dans la première nouvelle, choisira de ne pas répondre à ce message. Elle reste seule, à dormir d’un sommeil sans rêves et en se réveillant avant la sonnerie du réveil.

Il n’y a pas de fin heureuse dans les histoires d’Amos Oz. La plupart des personnages attendent quelque chose, et l'auteur laisse les fins ouvertes pour que notre imaginaire fasse le reste.

Avec souvent un sentiment d’isolement et de solitude – paradoxe dans un microcosme où l’idéologie de départ consistait à se constituer en une grande famille, à chanter des chansons nostalgiques jusqu’à tard dans la nuit.

Faut-il que les enfants dorment dans la maison des enfants, même si le petit Youval est le souffre-douleur des autres enfants ? Le jeune Yotam sera-t-il autorisé par la communauté à partir en Italie chez son oncle faire de brillantes études de mécanique ? Pas si sûr, il faudra voir si Henia Kalisch parviendra à conquérir les voix au vote de la Communauté, avec l’appui de Yoav Carni, élu secrétaire du kibboutz.

Toutes ces questions n’auront pas forcément leur réponse dans Entre amis, mais elles donneront un témoignage très fidèle de ce qui peut agiter le petit monde du kibboutz.

Véritable laboratoire de la condition humaine, les nouvelles d’Amos Oz peuvent ici évoquer tous les grands thèmes universels : le manque, le désir, la mort, l’amitié, la nostalgie et surtout l’amour. L’amour qui n’est pas toujours un cadeau comme il l’explique dans l’une de ses interviews.

D’une écriture très économe, mais d’une grande subtilité sur la nature humaine, Amos Oz nous livre ici un récit paisible et triste, parfois ironique, pour dire l’utopie impossible d’une vie en commun. Et il réussit l’exploit d’être à la fois dans la comédie et dans la tragédie.

Une belle prouesse.

Alice-Ange

Extrait :

Yotam ne voulait pas discuter avec le secrétaire, ni avec personne d’ailleurs. Pas même avec sa sœur. Il avait envie de prendre l’air. En début de soirée, il partait souvent se promener à Deir Ajloun, errant près d’une heure au milieu des décombres de la mosquée et de la maison dynamitée du cheik. Il revenait bredouille, les épaules tombantes, ne sachant ce qu’il était venu chercher. Il aspirait à retourner inspecter les ruines du village arabe abandonné, comme si quelque chose, une réponse simple, était enseveli sous les éboulis ou dans le fond ténébreux du puits bouché. Quelle était la question ? Il l’ignorait.

Entre amis
Entre amis de Amos Oz - Éditions Gallimard - 157 pages
Traduit de l'hébreu par Sylvie Cohen