Il s’était quand même muni de la précieuse « credencial », ce passeport indispensable au pèlerin. La variété des projets n’était qu’un leurre un moyen commode pour masquer cette vérité désagréable : je n’avais en réalité pas eu le choix. Le virus de Saint-Jacques m’avait profondément infecté. J’ignore par qui et par quoi s’est opérée la contagion. Mais, après une période d’incubation silencieuse, la maladie avait éclaté et j’en avais tous les symptôme. Et comme malgré lui, J.-C. Rufin a subi l’emprise du Chemin, et s’est retrouvé sur la route du Nord qui passe par le Pays Basque, la Cantabrie, les Asturies, et la Galice, beaucoup moins fréquentée que le fameux Camino francés.

Nombreux sont les témoignages de pèlerins de leur marche vers Compostelle, popularisée aussi par le délicieux film de Colline Serrau St Jacques… La Mecque. Le récit de J.-C. Rufin s’en détache cependant par sa drôlerie qui n’exclue pas la profondeur, son humour et une propension certaine à l’autodérision.
Non, le Chemin n’est pas qu’une suite de paysages idylliques et d’églises romanes de toute beauté, il traverse aussi des lotissements de banlieues interminables et sinistres parce que déserts, longe des nationales monotones où le camion est roi et le malheureux piéton se sent un « déchet » au même titre que les canettes de bière jetées par les conducteurs.
Non, le pèlerin n’est pas toujours guidé par une ferveur extatique et mystique (au moins dans un premier temps) qui lui fait tout oublier, les misères du corps en particulier. Car le pèlerin est d’abord un corps qui souffre, qui se révolte, qui subit la pluie, le soleil écrasant… Les pieds en particulier sont le grand sujet de préoccupation. L’auteur se souvient avec un amusement non dénué de compassion, d’un pèlerin italien qui exhibait sans vergogne un pied ensanglanté et sale sur le comptoir d’une pharmacie au milieu des échantillons de produits de beauté, et sous l’œil horrifié des deux pharmaciennes qui ne savaient comment s’en débarrasser.

Pourquoi part-on ? C’est une question que ne posent jamais ceux qui vont faire ou ont fait le Chemin. L’auteur tente cependant d’y répondre sans beaucoup de conviction. La seule question pendant la marche, lors des rencontres entre pèlerins, c’est « d’où es-tu parti », ce qui augmente ou diminue le prestige du marcheur, car comme partout, il s’établit une hiérarchie subtile entre celui qui vient de loin et le pèlerin de la dernière heure.

J’ai aimé la manière dont l’auteur rend compte des transformations successives du marcheur à mesure que le temps s’étire. D’abord préoccupé par ses nécessités physiques, il finit par les oublier au bout d’un certain nombre de kilomètres, quand il aborde l’étape mystique chrétienne, qui le fait suivre avec ferveur les offices religieux et visiter le plus retiré des ermitages. A cette étape mystique succède une autre, plus radicale, qu’il nomme l’étape « bouddhiste ». Compostelle est un pèlerinage bouddhiste. Il délivre des tourments de la pensée et du désir, il ôte toute vanité de l’esprit et toute souffrance du corps. Certains, revenant du même voyage, n’en n’auront pas rapporté la même conclusion. Mon propos n’a pas pour but de convaincre mais seulement de décrire ce que fut pour moi ce voyage. La « mochila » - le sac à dos - est le symbole de cette transformation : lourdement chargée au départ, elle s’allège peu à peu de tout le superflu et c’est l’esprit et le corps légers (du moins en principe) que le pèlerin découvre Compostelle. En définitive, nous dit J.-C. Rufin, le Chemin est à l’image de la vie : parfois monotone ou bousculé, parsemé de rencontres belles ou insolites, et de moments décourageants ou lumineux.

En refermant ce livre qui délivre une forme de sagesse tonique, même si l’auteur s’en défend, on n’a qu’une envie, partir ou repartir.

Marimile

Du même auteur : Le grand Cœur, Rouge Brésil, La salamandre, Globalia.

Extrait :

Le sentier, lui, descendait de la colline et passait sous l’autoroute. A l’abri de ses voies, il ne pleuvait plus. Sur le sentier, à cet endroit protégé, deux hommes discutaient autour d’un cheval. L’un d’eux était un paysan, l’autre était vêtu en cavalier, avec un large pantalon de cuir et un chapeau rond. Il avait mis pied à terre et tenait le cheval par la bride. Je ne pouvais entendre leur conversation, mais le tableau qu’ils formaient, sur le fond vert des collines ruisselantes de pluie, était tout droit sorti de la palette de Murillo. On était n’importe où mais il y a longtemps, dans ces siècles où le cheval était la machine de l’homme, où la terre était cultivée par le paysan et protégée par le cavalier. En d’autres termes, pour le pèlerin, qui reconstruit pas à pas son Moyen-Age, ces hommes étaient des contemporains. Et en même temps, loin au-dessus de nos têtes, on entendait mugir les camions lancés à pleine vitesse sur l’autoroute et leurs essieux frapper les joints du pont monumental. Rien ne matérialisait mieux l’empilement du temps, les strates de la conscience moderne dans lesquelles la couche la plus récente ne fait que surplomber celles qui l’ont précédée et qui laisse intact quoiqu’enfoui le passé avec lequel elle prétend rompre… Le bonheur du chemin est fait de ces instants qu’ignoreront toujours ceux qui roulent à grande vitesse là-haut, sur la chaussée sans obstacle du présent.

Immortelle randonnée
Immortelle randonnée. Compostelle malgré moi de Jean-Christophe Rufin - Éditions Guérin - 259 pages