Dans ce monde désespéré, l’Église des Cendres prospère. Jouant sur la crédulité des survivants, leur peur et sur la force armée. Elle s'impose comme une alternative à la fin du monde.
La troupe armée est menée par la mystérieuse Marie des Cendres. Une jeune femme masquée ayant subi et survécu à l'initiation des Cendres. N'ayant aucun souvenir de son passé, elle s'est vouée corps et âme à l’Église, persuadée d'incarner la volonté de Dieu.
Dans l'une des dernières villes émergées, Joad de Vorastburg est le responsable de l'hôpital. Lui aussi a été frappé d'amnésie par les Façonneurs, des êtres qui ont le pouvoir de "façonner" la mémoire. Ne sachant d'où il vient, il se consacre au bien d'autrui, jusqu'à sa rencontre avec Marie. Leur affrontement ne doit rien au hasard. Et de l'issue de ce cache-cache terrible dépend le sort du monde.

Estelle Faye est une jeune auteur qui signe ici son premier roman. Elle a choisi de mettre la Renaissance en toile de fond historique pour cette tragédie aux accents de fin du monde.
La Dernière Lame est l'un des romans phares de la nouvelle collection jeunesse des éditions du Pré aux Clercs, "Pandore", dont la direction est donnée à Xavier Mauméjean, lui-même auteur reconnu. D'ailleurs la collection laisse la part belle à l'expression de jeunes auteurs avec au catalogue, pour le moment, une majorité de primo-romanciers.

Dans ce monde qui se désagrège, l'espoir est mort. Tout, dans l'écriture et les descriptions, le rappelle. Chaque journée se termine par une fête pour célébrer la vie, chaque heure gagnée sur la mort est une victoire. L'insouciance apparente des personnages trahit leur peur profonde et leur connaissance aiguë de la situation dans laquelle ils se trouvent. L'univers dépeint évoque l'Italie de la Renaissance, avec ses carnavals, ses gens masqués dans les rues, et jusqu'à l'utilisation courante des jonques (inondation oblige...) qui n'est pas sans rappeler Venise.
Pour autant, le ton du roman n'est pas humoristique pour un sou, ni même léger. On sent au fil des pages le poids du destin qui s'acharne contre ce monde, contre les personnages, les prends à contre-pied pour mieux les achever et briser leurs espoirs. Ainsi par exemple, Julian ab Népenthès, dont le savoir est crucial et qui se retrouve réduit au silence, le cerveau lavé par les Façonneurs dès le début de l'ouvrage. Parfois on a l'impression d'assister à la représentation d'une tragédie grecque où peu importe les efforts que déploiera l'homme, le Destin aura toujours raison d'eux et triomphera.

Avec ces éléments, il fallait une force terrible pour remettre la balance en équilibre. Estelle Faye nous propose l’Église des Cendres. L'occultisme religieux. Le fanatisme. Sans doute, de tous temps, le plus puissant moteur dans les sociétés. Qu'il s'agisse de peur ou de foi, le fanatisme provoque les plus puissants sentiments. Rejet, dégoût, violence, anarchie et chaos traînent dans son sillage. Et pour mener la barque, une figure de proue belle comme le jour. Une héroïne des temps anciens, à la mémoire effacée, imprégnée des valeurs morales perverties de l’Église et de sa pédagogie extrême. Marie des Cendres.
On sent dans l'écriture fluide la critique d'une société totalement soumise à l'aveuglement religieux. Les dérives de ce catéchisme pour le moins singulier sont pointées du doigt comme autant d'écueils nuisant à la bonne marche de la société. Mais en des temps si dangereux et difficiles, elle paraît être le seul rempart viable. C'est justement ce qui la rend si redoutable.
Sans être une critique virulente de la religion, on sent la tension dans le propos sur la place de l’Église dans la société et peut-être une certaine rancœur envers un système qui accepte aussi ouvertement de se soumettre aux caprices d'une religion finalement détournée par les hommes pour leur propre intérêt (au même titre, d'ailleurs, que la politique, au final).

Si l'écriture est agréable et plutôt maîtrisée, le sujet intéressant et les personnages relativement attachants, il n'en reste pas moins qu'il s'agit d'un premier roman qui a quelques défauts. Le principal, à mon sens, est la gestion du temps. Estelle Faye multiplie les ellipses temporelles, les sauts de plusieurs mois à plusieurs années, si bien qu'au final on se sent un peu perdu par l'évolution de l'univers créé, que l'on découvre au bord de l'anéantissement par les eaux au départ, mais qui semble persister malgré le temps. Bien sûr, cela ne gâche en rien la lecture, mais certains passages sont troublants et font perdre un peu pied.

Dans l'ensemble, il s'agit d'un très bon premier roman, avec une histoire ambitieuse, un peu brouillon parfois dans la construction de la trame temporelle, mais très agréable à lire. Un roman pour ados qui devrait plaire, et sans doute provoquer des questionnements, notamment au niveau de la religion. En tous cas une auteur à découvrir et à suivre, car elle a un très bon potentiel. Et peut-être une lecture à accompagner.

Cœur de chêne

Extrait :

[...] Simon hocha la tête par réflexe, toute son attention rivée sur sa prisonnière. Ses longs cheveux, collés par l'eau de mer, lui masquaient le visage. Il les repoussa en arrière, pour dégager ses traits, et s'immobilisa. Il n'avait pas prévu qu'elle serait aussi belle. Ses paupières papillonnèrent, s'ouvrirent sur d'immenses yeux verts, des yeux de noyée, soulignés de cernes pourpres. L'Archevêque recula. Elle lui saisit la main par réflexe, se raccrocha à lui. Leurs regards se croisèrent. Alors Simon comprit qu'il ne pourrait pas la tuer. Pas la laisser vivre, non plus, pas en tant que Sforza. Élevant la voix, il rappela les reîtres.
- Trouvez-moi un des êtres, vous savez, ceux qui ôtent la mémoire aux gens.
- Un Façonneur, mon père ?
- C'est ça, un Façonneur. Il doit bien y en avoir dans cette ville. Et des vêtements secs.
Séverina serra plus fort les doigts du prêtre. Elle sentait que quelque chose se préparait, un événement d'importance. Elle tenta de parler, mais sa gorge gonflée l'en rendait incapable.
- Chut, calme-toi, lui murmura Simon, en la recoiffant avec tendresse. Bientôt, tu auras oublié toutes tes souffrances. Tu ne te souviendras même plus de ton nom.

La dernière lame
La dernière lame de Estelle Faye - Éditions Le pré aux clercs - 451 pages