Le roman Indian Tango d'Ananda Devi faisant explicitement référence à ce roman par l'intermédiaire de son adaptation cinématographique par Satyajit Ray, il m'a semblé intéressant de présenter ce livre, qui est à mon avis moins bon que son adaptation cinématographique...
Le titre du livre peut renvoyer à la division de l'univers selon le
point de vue de Bimala. Cette femme est depuis quelques années l'épouse de
Nikhil, un riche prince du Bengale. Ayant rejoint cette famille, son espace
de vie se réduit à cette maison, et plus spécifiquement à ses appartements
intérieurs. Cette famille hindoue suit en en effet une tradition musulmane
voulant que les femmes vivent recluses dans le zenana
.
Étant veuve et plus âgée, la belle-sœur de Bimala règne sur le
zenana. Les choses changeront quand Nikhil insistera pour que son
épouse fasse la rencontre de son ami Sandip. Sans aller très loin, elle
sera ainsi en quelque sorte en contact avec le monde extérieur. Les
personnages de Bimala, Nikhil et Sandip sont les trois narrateurs qui se
relaient dans ce roman choral.
Sandip apparaît comme un leader du mouvement Swadeshi militant
pour le boycottage des produits importés d'Europe. Le bas coût de ces
produits empêchait le développement de produits manufacturés en Inde (cette
idée sera reprise plus tard par Gandhi qui est représenté sur certaines
photographies en train d'utiliser son rouet). Le cri de ralliement de ces
activistes était Bande Mataram !
. (Il est à noter qu'une
transcription directe du sanskrit vers l'alphabet latin donnerait plutôt
Vande Mataram !
; c'est le passage par le bengali comme
langue intermédiaire qui donne naissance à cette curieuse transcription.)
Bimala se montrera sensible à ce message et à son messager. Pourtant,
Sandip est davantage intéressé par le pouvoir, l'argent et les femmes que
par la libération du peuple indien et la paix entre les communautés
hindoues et musulmanes...
Alors que les personnages masculins du film de Satyajit Ray sont subtilement équilibrés, ceux de l'œuvre originale de Tagore m'ont paru caricaturaux. Le personnage de Sandip y est un manipulateur cynique sans aucun scrupule. Inversement, Nikhil (un double du poète Tagore ?) semble être un idéaliste doté d'une infinie sagesse : il refuse de faire appliquer la revendication du Swadeshi sur les marchés sous sa responsabilité parce que les pauvres n'auraient plus les moyens de s'acheter des produits, puisque les produits indiens sont trop chers pour eux.
Une des caractéristiques du style de Tagore dans ce roman est
l'utilisation de métaphores élaborées, dans la plus pure tradition issue de
la littérature sanskrite ancienne dans laquelle ce type de métaphore est
appelé rūpaka
. Voici un exemple apparaissant dans la
narration de Bimala : Et pourtant il jouait en
maître sur ce luth de chair et de sang fait de mes sentiments et de mes
fantaisies. Je redoutais son toucher ; j'en arrivais à haïr le luth
lui-même ; mais la musique n'en remplissait pas moins mes oreilles.
.
Presque tout le livre est ainsi écrit en métaphores ! Pour moi, ce fut
excessif et plus je progressais dans la lecture du livre plus je m'en
amusais. Une autre particularité de ce roman est de contenir de très
nombreuses références à la littérature classique indienne, explicitement ou
implicitement comme dans l'extrait ci-dessous qui établit une triple
correspondance entre Bimala, l'Inde et la bouvière de Vrindavan trompant
son mari pour suivre le flûtiste Krishna. Il est à ce titre dommageable que
l'édition française fût traduite (en 1921) depuis l'anglais plutôt que
directement du bengali. Un traducteur mieux informé du contexte culturel
aurait sans doute ajouté des notes qui eussent permis au lecteur occidental
de mieux saisir le sens du texte.
D'autres avis sur ce livre : Passion des livres, Le Biblioblog d'Agnès.
Du même auteur : Souvenirs d'enfance.
Extrait :
Une nuit, je quittai ma couche et passai de ma chambre sur la terasse. Au-delà des murs du jardin s'étendaient des champs de riz mûrissants. Par l'éclaircie d'un bois je voyais au loin la rivière. Tout le paysage dormait dans l'ombre comme l'esquisse encore vague de quelque création à venir.
Dans cet avenir je vis ma patrie sous les traits d'une jeune femme, pareille à moi, debout et dans l'attente. Elle a été arrachée à son foyer par l'appel soudain de quelque Inconnu. Dans sa course à travers les ténèbres, elle n'a pas eu le temps de s'arrêter pour réfléchir, ou d'allumer une torche pour éclairer sa route. Je sais comme son âme répond aux sons de la flûte qui l'appelle ; comme sa poitrine palpite ; comme elle sent qu'elle approche, bien plus, qu'elle touche ; et qu'il importe peu qu'elle coure sans rien voir. Elle n'est pas mère. Elle n'entend pas les cris de ses enfants qui ont faim ; elle ne connaît pas de foyer à ranimer le soir ; nuls soins domestiques ne la retiennent. Non : elle se hâte au rendez-vous, car c'est ici le pays des poètes Vaishnava. Elle a quitté sa maison, oublié ses devoirs ; elle ne sent plus rien qu'un désir inexprimable qui la pousse en avant — par quelle route, vers quel but ? elle n'en a cure.
Et moi de même je brûle de ce désir ; de même, j'ai perdu mon foyer et perdu ma route. Le but où je cours, le chemin qui y mène me sont devenus également indistincts. Rien ne me reste plus que ma hâte et mon désir. Ah ! triste vagabonde dans les ténèbres de la nuit, quand rougira l'aurore, tu ne trouveras plus le sentier du retour. Mais pourquoi s'en retourner ? La mort n'est-elle pas un retour aussi ? Et si la Nuit où chantaient des flûtes mène à la ruine, pourquoi redouter l'au-delà ? Quand je serai plongée dans son Ombre, je ne connaîtrai plus ni moi-même, ni le bien ni le mal, ni le rire ni les pleurs.
La Maison et le Monde de Rabindranath Tagore - Petite Bibliothèque Payot - 247 pages
traduit de l'anglais par F. Roger-Cornaz
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