Avec cette introduction digne d’un des meilleurs romans policiers, Claudia Pineiro nous entraîne à sa suite dans le monde des privilégiés argentins des années 90. Après cette scène inaugurale elle revient en arrière dans la décennie précédente et s’insinue dans les vies des quelques couples avec enfants qui vivent dans ce lieu. Il y a là Virginia l’agent immobilier et son mari Ronie, leur fils Juani, Teresa la paysagiste et Tano l’entrepreneur, Gustavo l’homme d’affaires et sa femme Carla, Ernesto et Mariana et leur fille adoptive Ramona rebaptisée par sa mère Romina pour sonner plus juste.

Car la principale activité à laquelle se livrent les habitants est celle-ci : se conformer aux us et coutumes de la Cascada, montrer qu’ils en sont, qu’ils font partie de ce club élitiste où l’on vit Entre amis, mais aussi où tout se sait et tout se voit. Il faut évidemment gagner beaucoup d’argent pour vivre là, mais aussi adopter les comportements qui vont avec : faire du sport, avoir une belle épouse richement vêtue, inviter ses voisins à des barbecues, avoir des enfants bien élevés qui réussissent à l’école, avoir un chien bien dressé. Tous leurs efforts sont tendus vers cet objectif : épouser les mœurs de cette élite bourgeoise argentine vite enrichie grâce à l’économie de marché – une bulle financière qui ne va pas tarder à exploser.

Le personnage principal de l’histoire, c’est ce lieu, Altos de la Cascada. Claudia Pineiro avec beaucoup de maîtrise réussit à nous faire partager le quotidien de ses habitants, leurs efforts pour tendre à simuler la réussite – et le revers de la médaille également : tous ses petits ratés, ses petits contournements à la règle, ces choses qui proviennent d’au-delà des murs infranchissables qui entourent le country. Ronie perd son emploi et Virginia doit développer des trésors d’habileté pour continuer à faire vivre la famille en se spécialisant dans la vente de maisons dans la Cascada. Gustavo bat sa femme. Martin Urovitch est juif dans un pays qui ne le dit pas mais pratique un ostracisme anti-juif. Lala sa femme tente de conserver leur niveau de vie mais sans succès alors il faut vendre - l'échec total. Le père de Romina fait sans doute des affaires un peu louches, mais on n’en dit rien ici, du moment qu’il rapporte à la maison de quoi tenir le niveau de vie exigé. Romina ne sait plus très bien où elle en est, qui elle est. Elle se fait appeler Ramona par son ami Juani qu’elle ne quitte plus d’une semelle. Juani fume des joints, ce qui n’est pas très grave en soi, mais l’inscrit d’office dans une liste d’enfants à risque au collège.

Tout se délite. La belle façade se lézarde peu à peu. Jusqu’au drame final.

Mais, comme dans le fil American Beauty, quelqu’un filme les vicissitudes de ses habitants. Et ce ne sera que dans les toutes dernières pages que l’on saura réellement ce qui s’est passé le soir du 27 septembre 2011 à Altos de la Cascada dans la belle maison de Tano, tandis que les épouses, appelées ironiquement des Veuves du jeudi parce qu’elles laissent les hommes entre eux un soir par semaine, vont comprendre ce que leur nom aura de prophétique.
Claudia Pineiro dit très bien la longue dégringolade d’une classe sociale qui essaie de préserver ses acquis quand ce n’est bientôt plus possible.

D’une construction diabolique, avec une précision d’horloger, Claudia Pineiro mène la barque de son histoire jusqu’au point ultime, celui où il ne pourra pas y avoir de retour en arrière. Bientôt la barrière de la Cascada se refermera, et rien ne pourra plus être comme avant.

Découverte grâce au billet de Marimile sur Bétibou, ces Veuves du Jeudi confirment que l’auteure argentine Claudia Pineiro mérite amplement qu’on la lise en France.
Décidément il souffle un air particulièrement rafraîchissant du côté de l’Amérique du Sud : après Le bruit des choses qui tombent, mon coup de cœur de ce printemps, les Veuves du jeudi confirment qu’il faut bien aller regarder du côté sud-américain pour la très grande qualité de sa littérature.

Alice-Ange

Du même auteur : Bétibou.

Extrait :


Altos de la Cascada. C’est ainsi que s’appelle le quartier où nous vivons. Où nous vivons tous. Ronie et Virginia Guevara s’y sont installés les premiers, presque en même temps que les Urovitch ; Tano, quelques années plus tard; Gustavo Masotta, lui, est l’un des derniers arrivés. Nous sommes tous devenus voisins, certains avant les autres. Ce quartier est fermé, il est ceinturé sur tout son périmètre par une clôture cachée derrière toutes sortes d’arbustes. Altos de la Cascada Country Club, ou Club de Campo. Même si la majorité d’entre nous abrègent et disent « La Cascada », et que d’autres, moins nombreux, préfèrent dire « Los Altos ». Il est équipé d’un parcours de golf, d’un tennis, d’une piscine, de deux club houses. Et de son propre service de sécurité. Quinze vigiles en faction la journée, et vingt-deux la nuit. Un peu plus de deux cents hectares protégés auxquels personne ne peut accéder sans notre autorisation.
(…)
Quand nous partons vivre à Altos de la Cascada, nous disons que nous le faisons pour nous « mettre au vert », pour partir en quête d’une vie saine et sportive, en quête de sécurité. En nous retranchant derrière ces excuses, même vis-à-vis de nous-mêmes, nous n’avouons pas vraiment ce qui nous mène ici. Et, le temps passant, nous finissons même par oublier. L’arrivée à La Cascada génère une sorte d’oubli magique du passé. Le passé s’est arrêté la semaine dernière, le mois dernier, l’année dernière « quand nous avons joué l’inter-country et l’avons gagné ». Petit à petit s’effacent les amis de toujours, les lieux qui jadis nous semblaient indispensables, quelques parents, nos souvenirs, nos erreurs. Comme si, arrivés à un certain âge, il nous était possible d’arracher les feuilles de notre journal et de commencer à en écrire un nouveau.

Les veuves du jeudi
Les veuves du jeudi de Claudia Piñeiro - Éditions Actes Sud - 314 pages
Traduit de l'espagnol par Romain Magras