Quand elle sort de la maison où elle vit à Delhi avec son mari Jugdish, son fils Kamal et sa belle-mère, Subhadra se hasarde parfois près d'un magasin d'instruments de musique. Le sitar présenté en vitrine lui rappelle sa jeunesse, quand elle pratiquait encore cet instrument. Elle croise alors le regard du narrateur, qui la regarde comme jamais personne ne l'a regardée...
Dans certains chapitres, le narrateur est cette personne qui suit et
observe Subhadra. Comme aucun mot n'est échangé, le narrateur ignore le nom
de Subhadra et la nomme Bimala
en référence à l'héroïne de
l'adaptation cinématographique par Satyajit Ray du roman La
Maison et le Monde de Tagore ; la structure d'Indian
Tango présente d'ailleurs quelques similitudes avec le roman de
Tagore. Dans les autres chapitres, la vie quotidienne de Subhadra est
racontée par un narrateur extérieur à l'action. Une des décisions qu'elle
doit prendre est d'accepter ou non d'aller en pèlerinage à Kashi (Bénarès)
avec les autres femmes ménopausées de la famille. Pour elle, y aller
signifierait faire le deuil de sa féminité.
Dans ce roman, Ananda Devi brouille les pistes. L'incipit est on ne peut plus énigmatique :
Avril 2004
L'agenouillement a lieu dès leurs premiers pas dans la maison.
Aucun préambule. À peine un instant d'hésitation, de flottement, avant le geste et la déroute qui s'ensuit ; le raz de marée de soie effondrée.
Cette scène est au cœur de la problématique de ce roman. Comment les protagonistes en sont arrivés là ? Comment vivre après ? Le contexte de cette scène dont le lecteur ignore initialement tout sera dévoilé progressivement au cours du roman. À quel type de rite d'adoration appartient cet agenouillement ? L'ambiguité est maintenue très longtemps par l'auteur !
L'ambiguité la plus intéressante de ce roman réside dans le fait que le
narrateur, celui qui suit Subhadra, est écrivain. Lors de ma première
lecture de ce roman il y a quelques années, je n'étais pas en mesure de
saisir les nombreuses allusions aux romans et nouvelles d'Ananda Devi que
je n'avais pas encore lus. Ce livre est une réflexion très intéressante sur
le rapport entre la fiction et la réalité, entre l'écrivain et ses
personnages. En deuxième lecture, il m'apparaît évident que quand
l'écrivain-narrateur fait allusion à des personnages, ce sont ceux d'Ananda
Devi qu'il s'agit : Joséphin, Ève, Savita, etc. Pourtant, si ce roman
répond à une définition élargie de l'autofiction, le narrateur invite à la
prudence : L'objectif du romancier est de se cacher le mieux possible derrière ses
mots. Mais si d'aventure l'envie lui prend de se révéler, il le fera de
telle façon que personne ne reconnaîtra la vérité. Méfiez-vous du mensonge
du romancier.
.
J'ai évidemment ressenti davantage de plaisir en relisant ce roman grâce au sentiment de complicité avec l'auteur né des références à son univers narratif. Je pense néanmoins que l'on peut apprécier ce livre sans avoir lu les autres romans d'Ananda Devi. C'est le seul dont l'action se situe en Inde. La musique classique indienne y joue un rôle important et la localisation à Delhi permet à l'auteur d'explorer des contextes sociaux différents et d'élaborer de nouvelles variations sur le thème de la boue qui est récurrent dans son œuvre.
Du même auteur : voir la bibliographie d'Ananda Devi.
Extrait :
En fin de compte, j'ai eu envie, pour une fois, de franchir la barrière ; de vivre la vie de mes personnages en allant jusqu'au bout de moi-même. De traverser, moi qui ne me mets jamais en scène, le miroir de la fiction. En Bimala, j'ai trouvé ma réponse. Elle est à la fois une femme et un personnage, une image et une réalité. Je la regarde vivre comme j'ai regardé et suivi tous mes personnages, ne sachant plus très si ce que je vis est vrai ou si je suis dans la dimension parallèle de la fiction. Mais je sais que, bientôt, bientôt, je franchirai l'impossible frontière : je m'évaderai de la page pour la saisir, et jamais contact ne sera plus brutal et plus brûlant, jamais la vraie vie ne m'offrira une telle profusion, ce qui m'arrivera en la saisissant sera si définitif qu'il n'y aura pas de retour possible : j'aurai conquis la mort.
Indian Tango d'Ananda Devi - Gallimard - 196 pages.
Commentaires
samedi 17 août 2013 à 11h12
Cher Joël,
merci de cette lecture d'un auteur d'autant plus intéressant qu'Ananda Devi écrit aussi de la poésie d'une manière à la fois lisible et souvent convaincante.
jnf
samedi 24 août 2013 à 12h01
Roman sur la transgression...Roman déroutant dans cette Inde où le corps est refoulé mais aussi si souvent violé (cf dernièrement à Delhi), roman à plusieurs voix & à multiples entrées