Chez les Kazanci, il ne reste que des femmes, car, pour diverse raisons, les hommes sont morts jeunes ou ont disparu. Le seul représentant mâle, Mustapha, frère de quatre sœurs restées au pays, a été expédié par sa mère aux USA pour conjurer le sort. La grande maison familiale, la konak, abrite quatre générations de femmes, deux aïeules, les quatre sœurs de Mustapha, et Asya, 19 ans, la « Bâtarde », fille rebelle de père inconnu et de la non moins rebelle Zeliha, la plus jeune des quatre sœurs.
La dernière de la famille arménienne, Armanoush, 19 ans rebaptisée Amy par sa mère, issue d'un mariage improbable entre Barsam Tchakhmakhchian et Rose, une Américaine bon teint, a décidé de retrouver les origines de sa famille. Elle part en secret à Istanbul, dans la famille de son beau-père turc Mustapha, avec lequel Rose s'est remariée.
Non exempte de préjugés sur les Turcs et nourrie des affreux souvenirs familiaux du génocide arménien de 1915, Armanoush-Amy va aller de surprise en surprise : alors qu'elle pensait ne trouver que des femmes voilées et confinées chez elles, elle est accueillie à l'aéroport par une Zeliha en minijupe et talons hauts, un piercing dans le nez et dont elle apprendra qu'elle tient un salon de tatouages. Elle est donc d'autant plus déconcertée à la vue de Banu, la sœur aînée, voilée, fort dévote et devineresse de son état.
Armanoush fait aussi d'autres découvertes : la cuisine turque, abondante et délicieuse qu'on lui sert, ressemble étrangement à la cuisine arménienne qu'elle déguste chez sa grand-mère, et a un rôle pour le moins aussi important. Seuls les noms diffèrent. La romancière leur rend d'ailleurs hommage en donnant comme titre à 17 des 18 chapitres qui composent le roman, le nom d'ingrédients traditionnels tels que cannelle, pois chiches, pistaches, grains de grenades, raisins de Smyrne.
Lorsqu'enfin elle dévoile ses origines et raconte ce lourd passé qui pèse tant sur elle et sa famille, elle ne rencontre nul rejet comme elle s'y attendait, mais de l'étonnement, de l'intérêt et même de la compassion. Cependant, comme la plupart des Turcs d'aujourd'hui, la famille Kazanci - à l'exception peut-être de Zeliha -, n'a aucune idée de l'ampleur des massacres perpétrés à l'encontre des Arméniens. C'est pour eux un passé certes terrible, mais révolu et sans lien aucun avec le présent. Et les Arméniens dont Armanoush se fait ici la porte-parole, ne sont pas près d'obtenir ce qu'ils réclament avec tant d'insistance, la reconnaissance du génocide par l’État turc.
Malgré les réticences d'Asya, les deux jeunes filles vont se découvrir des points communs et se lier d'amitié : toutes deux cherchent à s'émanciper de familles certes aimantes, mais un peu étouffantes, Amy tiraillée entre ses origines américaines et arméniennes, Asya tourmentée par l'ignorance dans laquelle on la tient au sujet de son père inconnu.
L'arrivée d'Armanoush va aussi bien sûr bouleverser un fragile équilibre et amener la révélation d'un passé douloureux obstinément caché jusque-là, où se rejoignent destins individuels et destin collectif.
Dans ce roman construit sur la tension entre mémoire et oubli, mais drôle et plein d'humour. Elif Shafak aborde de front avec courage, l'épineuse question arménienne, ce conflit non résolu qui oppose les Arméniens aux Turcs, les uns prisonniers d'un passé traumatisant, les autres saisis d'amnésie collective. Ses prises de position lui ont d'ailleurs valu d'être inquiétée par la justice de son pays.
Toute l’œuvre est en outre discrètement traversée par les questions et les courants qui agitent la société turque : l'émigration, l'attraction de l'Occident, la place de la religion, la position des intellectuels face au gouvernement en place.
Mais c'est surtout un bel hommage aux femmes turques et arméniennes, à leur force, leur vitalité et leur pérennité. Comme l'écrit Amin Maalouf qui a préfacé ce livre, son univers est celui des femmes éternelles et des hommes qui passent
.
Pour moi, une très belle découverte.
Marimile
Extrait :
Comment se peut-il qu'elle dorme encore ? s'étonna Asya, pointant le nez en direction de sa chambre. De retour de l'aéroport, elle avait découvert consternée que ses tantes avaient ajouté un deuxième lit en face du sien et changé son seul refuge sous ce toit en « chambre pour les filles ». Soit parce qu'elles cherchaient toujours de nouvelles manières de la tourmenter, soit parce que cette chambre bénéficiait de la plus belle vue et qu'elles voulaient impressionner leur invitée, soit parce que ce nouvel agencement servait leur projet de PACI (Promotion de l'Amitié et de la Compréhension Interculturelle). Asya s'était pliée à leur volonté de mauvaise grâce, mais de les voir refuser de commencer leur repas tant que leur invitée ne les aurait pas rejointes mettait sa patience à rude épreuve. Les plats attendaient sur la table depuis plus d'une heure et tout le monde, Sultan Cinq compris, était installé à sa place habituelle. Toutes les vingt minutes, l'une de ses tantes se levait pour rapporter la soupe de lentilles et le plat de viande à la cuisine afin de le réchauffer, un Sultan miaulant de désespoir sur les talons. Elles avaient l'air pathétique, vissées à leur chaise, regardant la télévision le son baissé au minimum, osant à peine chuchoter et piquant une bouchée ça et là, de sorte qu'elles avaient autant mangé que si elles avaient dîné normalement.
La bâtarde d'Istanbul de Elif Shafak - Éditions 10-18 - 377 pages
Traduit de l'anglais par Aline Azoulay
Commentaires
vendredi 6 septembre 2013 à 16h25
Bonjour,
Merci pour l'analyse. La batarde d'istanbul se lit en effet très bien, c'est d'ailleurs par ce livre que je suis rentré dans l'univers d'élif shafak. C'est vrai que part son éducation et son parcours, elle arrive à prendre beaucoup de recul sur la Turquie, et elle cerne bien les évolutions des mœurs actuelles.
Je dois dire que mon preferé d'elle reste néanmoins Soufi mon amour, qui nous fait pénétrer entièrement dans le soufisme. Mon gros coup de coeur.
vendredi 6 septembre 2013 à 17h46
Merci Marc. J'ai découvert Elif Shafk avec "La bâtarde..." , mais ne compte pas en rester là, et vais donc poursuivre avec"Soufi mon amour"!
samedi 7 septembre 2013 à 11h57
Marimile nous donne vraiment envie de découvrir cette Elif Sharak - que personnellement je ne connaissais pas - et qui parle enfin d'un sujet sensible, sur lequel à ma connaissance on n'écrit pas assez : l'incompréhension entre Turcs et Arméniens et l'impact des drames de l'histoire qu'ils ont vécu - un sujet qui est resté trop longtemps tabou. Je ne suis pas surprise par exemple de savoir que la famille Kazanci n'a aucune idée de ce qui s'est passé en Arménie ... Un sujet qui méritait bien d'être traité en littérature
samedi 7 septembre 2013 à 12h51
J'ai lu ce livre; il y a un certain temps et j'avais beaucoup aimé cet humour toujours latent malgrè le sujet pas si facile que cela...l'Arménie & les arméniens en Turquie
merci de me raviver ce souvenir de lecture