Imre est issu d’une lignée de Imre, tous vivant dans une baraque le long des rails à proximité de Budapest. Lorsqu’il naît, son père Pal (l’exception) et sa mère Ildiko vivent de la proximité de la petite gare, avec Imre, le grand-père, et Agi, la sœur d’Imre. A cette époque, les occupations d’un enfant, et plus tard d’un adolescent, ne sont pas nombreuses. Avec son seul ami, un dénommé Zsolt, ils errent le long des voies en imaginant qu’ils dragueront un jour des Californiennes qui leur tomberont dans les bras. Zsolt écrit des vers, Imre se contente de l’histoire de sa petite famille. Mais tous deux se passionnent pour les filles – pénurie pour Imre et maigres conquêtes pour Zsolt.
Dans cette maison les trois générations se partagent le même espace et ont l’art de ressasser leurs malheurs respectifs : tous ont maille à partir avec le passé qui les enferme dans une tristesse familiale qui ne passe pas.
A la tombée du mur en 1989 – qui, lui, ne le marque pas autant que ses compatriotes, mais qui est l’année où meurt sa mère - Imre va trouver un emploi dans un sex-shop. Plutôt stable, finalement, et peuplé de gens qui, comme lui, ne connaissent pas grand-chose au sexe. Sa principale compagne est une prostituée qui fait la Une des magazines et qu’il contemple toute la journée – une photo en pied qu’il a installée à côté de lui pour ne pas la manquer.
Pendant ce temps, Agi a une aventure avec Etienne, un Professeur de français à Budapest (qui tutoyait Aragon à Paris ! ), avec qui elle vit l’amour libre à la française.
Imre va rencontrer Kerstin. Elle vient de Cologne, et elle est en quête d’authenticité. Les pays occidentaux, selon elle, sont tous les mêmes : ils ont oublié leurs racines et se ressemblent tous. Avec sa sœur Monika, elle parcourt des pays exotiques. Mais cette année Monika est blessée, et Kerstin voyage seule. En Imre elle voit l’occasion d’une aventure parfaitement authentique : source de malentendu entre eux, qui ne fera que s’accentuer à la naissance de leur enfant Greta.
Une soirée catastrophique avec Monika, la sœur de Kerstin, à Budapest va mettre le feu aux poudres. Mais raviver l’amitié entre Imre et Zsolt. Et révéler un secret enfoui – qui se réglera, comme souvent, entre hommes.
Quant à Agi, elle souffre d’un mal incurable : abandonnée par son professeur de français et livrée à un avortement brutal, elle refuse tout contact avec la gente masculine. Elle développe même une haine des hommes qu’elle tente d’inculquer à la petite Greta. Une blessure de plus pour la saga familiale où règne le malheur et l’absurdité du destin.
Imre s’interroge sur le sens de la vie. Qui ne s’est jamais posé les questions que se posent le jeune homme sur le pas de sa porte ?
Imre tira longuement sur sa cigarette en se demandant si sa vie était normale. Il ne pensait pas à la maison dans laquelle il habitait ou aux membres étranges de sa famille, il pensait à la tristesse qu’il ressentait, à la colère que lui inspirait Kerstin. A son incapacité à être tout à fait heureux, même auprès des gens qui lui étaient les plus chers.
Il se demandait si c’était l’état normal des choses, si les autres étaient comme lui et si leur bonheur n’était qu’apparent ou bien si c’était lui qui avait raté quelque chose.
Est-ce que la vie pouvait n’être que ça ? cette succession d’espoirs et de dépressions, l’un faisant toujours oublier l’autre, malgré les années et le peu de sagesse qu’on pouvait en tirer ? Est-ce que c’était possible qu’il n’y ait pas plus ?
Sombre dimanche possède donc une grande qualité : son écriture est très sincère. Imre est un personnage attachant qui ne joue pas l’habituelle comédie humaine. Complexé, « perdant » au sens occidental du terme, il est « l’anti-battant » qui fait du bien à nos sociétés uniquement tournées vers l’argent et la gloire. Un personnage dans lequel tout le monde peut s’identifier dans ses faiblesses – sans avoir à se grimer derrière une image aussi illusoire que parfaite.
Un livre qui fait du bien donc.
Alice-Ange
Extrait :
Tout le monde voulait Etienne, parce qu’il était professeur, parce qu’il était étranger, parce qu’il était jeune, et même Agi finissait par comprendre à quel point il était difficile pour lui de repousser toutes les offres sous lesquelles il croulait. Elle ne pouvait rien faire. Elle ne pouvait pas prétendre être plusieurs centaines de femmes, lui offrir toute la diversité, toute la richesse des autres. Elle était si peu, elle s’en rendait compte. Elle acceptait ses infidélités en silence, c’était une douleur mais c’était raisonnable. Agi voulait être raisonnable parce qu’elle imaginait que c’était ce qu’une Française aurait fait. Dans le monde de l’amour libre, il fallait se fier à la théorie et pas aux cris du ventre.
Mais devant elle, les yeux de Zsolt disaient autre chose, disaient même le contraire : que l’amour est violent et sans intelligence. Que l’amour veut posséder en entier.
- Tu as quel âge, déjà ? demanda-t-elle encore à Zsolt.
Elle le regardait à peine, il y avait comme un brouillard devant ses yeux. Au-dessus de sa tasse de thé qui tremblait toujours, Zsolt eut un grand sourire. Il connaissait cet état de langueur. Les filles qu’il emmenait avec lui dans les parcs les soirs d’été tombaient dans cet état après quelques baisers. C’était le stade où plus rien n’importe ; il n’y a que de la buée à l’intérieur des têtes.
- Je t’aimerai toujours, dit Zsolt.
Il était assez lucide pour savoir que c’était un mensonge. Mais il ne voulait pas y penser. Il savait simplement que c’était la chose à dire. Agi n’y croyait pas non plus. Mais elle appréciait qu’il l’ait dit. Elle s’en rendait compte à présent, en écoutant un adolescent impatient jurer des choses impossibles : être raisonnable était épuisant. L’honnêteté, les contrats n’appartenaient pas à l’amour. Les mensonges, si. Les promesses.
Sombre dimanche de Alice Zeniter - Éditions Albin Michel - 284 pages
Commentaires
jeudi 19 septembre 2013 à 09h24
Quelles belles découvertes que ce livre & cette auteure!
De la délicatesse dont elle dépeint ce pays tellement douloureux, les personnages sont très attachants avec leurs failles; aucun jugement
Le plus attachant est ...le grand père qui représente cette Hongrie du XX°
jeudi 19 septembre 2013 à 21h50
@ Martine : je partage votre découverte. Il y a beaucoup de personnages secondaires très attachants, comme ce grand-père un peu bourru, mais dont on va découvrir l'histoire peu à peu. Sans doute est-il typique d'une Hongrie du XXème siècle que personnellement je ne connais pas bien, mais que j'ai l'impression de mieux connaître depuis que j'ai lu ce roman
lundi 23 septembre 2013 à 11h05
Euh... Alice-Ange, un livre qui fait du bien, non ! Pas d'accord !
Un beau livre, oui, qui rend compte avec poésie et précision de l'opacité de cette Hongrie (avec ou sans le mur, d'ailleurs) ; qui montre avec justesse et sensibilité "l'assèchement" intérieur des hongrois en particulier et des populations de l'Europe de l'Est en général, serrées et rapetissées dans leur vie par l'étau du totalitarisme... Elle nous fait sentir combien les gens sont gris dans leur tête, sans mots pour dire les choses, sans espérance, sans projets ni désirs... Un monde déprimé, laminé dans lequel chacun essaie d'exister à sa façon...
Oui, les personnages sont attachants,touchants, mais tellement démunis, tellement déterminés par l'histoire de leur pays, de leur famille : on est touchés par eux, intéressés, A. Zeniter nous donne à voir que ses personnages, les adolescents en particulier, ont les mêmes pulsions, les mêmes tourments que ceux d'Occident (ah,la scène de la piscine où Imre découvre le corps de la vieille femme, un morceau d'anthologie !)et on compatit, on voudrait tellement qu'ils arrivent à une petite tranche de bonheur, mais non, rien à faire, ça ne marche pas... C'est ça qui est beau et triste dans ce livre, ces personnages si humains et tellement dans l'impossibilité... Moi, ça m'a rendue triste, ça ne m'a pas fait de bien ! Mais j'ai aimé ce livre que je rapproche un peu par l'écriture précise et poétique et l'ambiance grise de Purge/Oksanen, L'homme est un grand faisan sur terre/H. Müller...
lundi 23 septembre 2013 à 18h59
@ Katedulub : je comprends ce point de vue, tout à fait juste et respectable.
Ce que je voulais dire par "faire du bien" c'est ce que ce livre a de rafraichissant pour moi ; un personnage de jeune garçon qui ne cherche pas à donner le change, qui n'est pas un "battant" au sens où nos sociétés où l'économie a pris le pas sur tout l'entendent.
C'est en cela que je trouve qu'il fait du bien : on peut être sincère et oser montrer ses faiblesses, comme le fait Alice Zeniter pour son personnage d'Imre.
Mais il y a de la tristesse, oui, dans ce roman, pas beaucoup de portes de sortie, pas de "happy end" - juste une sincérité touchante.
Celle-ci ne vaut-elle pas mieux que le masque que nous devons porter dans nos sociétés occidentales ? La question mérite pour moi d'être posée.