Sophie et Marie sont sœurs. Bien que différentes de caractère, elles sont inséparables surtout depuis le décès de Jacques, leur père adoré. Sophie et Marie vont réagir différemment à cette tragique disparition. Tout s'aggravera avec l'arrivée d'Antoine un beau-père « affectueux ». Tout va basculer dans le tragique. Les frontières de l'identité, de la folie vont être chamboulées.

Je n'en dis pas plus mais les deux auteurs ont su jouer avec mes nefs comme des violonistes de leur archet sur les cordes les plus sensibles. C'est effrayant de maîtrise. Si au début, on suit les deux vies parallèles de Sophie et de Marie : leurs vies, leur métier, leurs voyages au Maroc ou en Algérie – ici on retrouve Alger la blanche et son ambiance pleine de dangers de Alger sans Mozart -, peu à peu, certains petits cailloux ou indices obligent le lecteur à faire une pose, voire à revenir sur des événements de leurs vies pour s'y retrouver. Comprendre un point qui ne colle plus dans leurs narrations respectives. Ce serait comme de voir deux sillons d'un vinyle tout d'un coup se croiser. Et tout est mélangé. Le lecteur doit revoir les données et voir ces deux jeunes femmes avec un autre regard. Canesi et Rahmani bousculent constamment les frontières de l’identité, de la folie, jouent des faux semblants.

Je me suis interrogée longtemps sur le rôle et l'aveuglement de Françoise, cette mère dépressive. Peur de rester seule ? Incapacité à comprendre ses filles ? A noter que les auteurs ne jugent jamais. Ils exposent les faits, décrivent très bien toutes les émotions, les phases changeantes de Sophie et de Marie.
Par cette histoire, que je veux pure fiction, leurs auteurs abondent bien des sujets : comment agir face à des frontières de l'esprit si changeantes, n'existe-t-il que la réponse chimique et les électrochocs contre la folie ? Et encore cette folie pourrait être redéfinie. Folie ou rêve réellement vécu ? Doit-on toujours privilégier l'ordre social au détriment des rêves des malades ? Vastes questions.

Il ne faut pas oublier ces personnages que l'on peut pas dire secondaires, comme Ahmed ou Malika, leur femme de maison et mère de siamoises qu'elle espère voir opérées, séparées. Chacun à leur façon, ils ont, me semble-t-il, apporté un peu de réconfort, d'oubli aux deux sœurs. Avec eux, le repos de l'esprit était peut-être possible.

Siamoises est une lecture qui m'a hanté un bon moment. Une lecture fortement et intelligemment dérangeante. Et même si je suis partie depuis en Voyage en Italie avec J. Giono pour tenter d'oublier. Sophie et Marie sont encore avec moi.

Dédale

Du même auteur : Alger sans Mozart.

Extrait :

La mort de papa m'éloigna de maman.
Je supportais mal son amour des fleurs ordonnées, des allées sages, des arbres taillés, des mauvaises herbes arrachées.
Pourquoi mauvaises, maman ? Si l'ortie et la rose sont de nature divine, pourquoi l'une serait-elle meilleur que l'autre ?
J'aimais les herbes folles qui raillaient la vanité des jardins à la françaises, les herbes filles des vents rebelles, ivraie dans la froide beauté humaine. Maman détestait les jardins à l'anglaise, la profusion maladive, les mélanges d'espèces et de couleurs. Rien de plus beaux, pour elle, qu'un jardin vert ou blanc. Monochrome, sans surprise.
Enfant, indifférente à leurs piqûres, je rêvais de bosquets d'orties blanches et ciguës, de brassées de chardons violets piquetées de bourraches bleues, de bouquets de pissenlits ébouriffés à la moindre brise, de ma chevelure couverte de leurs graines fragiles et vaporeuses, infimes parachutes de vie.
[…]
Tout devait être rangé, structuré, coupé à bonne hauteur, soigné. Elle couvrait les rosiers d'un horrible insecticide qui barbouillait de blanc les feuilles vernissées.
- Contre la rouille et l'oïdium, expliquait-elle.
Moi, j'aimais ces stigmates, ils étaient la vie, ils annonçaient la mort. J'aimais les pucerons, les cochenilles et les limaces. Maman rêvait d'un monde domestiqué, régulé par la Science. Quand nous tombions malade, le mal ne devait pas s'installer, le médecin de famille était convoqué et, pour le moindre rhume, c'était antibiotique, aspirine et vitamines.
Seul papa résistait, jusqu'au jour funeste où elle insista tant qu'il finit par céder.
- Trois jours de fièvre, c'est anormal !
- Ce n'est qu'une grippe.Qu'en sais-tu ?
- Je connais mon corps
- Je le connais aussi… Consulter n'engage à rien, fais-le pour me rassurer, je t'en prie…

Il consulta et c'est ainsi que maman tua papa.

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Rien de MIchel Canesi et Jamil Rahmani - Éditions Naïve - 285 pages