ll faut dire que Lili a perdu sa mère à l’âge de onze mois (sa mère les a laissé, son père et elle, et est morte trois ans plus tard), que son père s’est remarié, et qu’elle a ainsi héritée d’un frère Paul, d’une grande sœur Jeanne-Joy (prénommée ainsi en l’honneur du célèbre parfum lancé par Jean Patou) et de deux sœurs jumelles, Chantal et Christine. Tous de pères différents mais réunis par une mère qui les élève comme elle le peut.
Quel impact peut avoir la désertion d’une mère sur une petite fille, qui devient adolescente, puis femme ? Un impact fort, très certainement, qui peut expliquer qu’on se pose des questions dès sa plus tendre enfance. Et qu’on ne trouvera pas de réponse si facilement.

En 49 chapitres très courts, par petites touches impressionnistes, Sylvie Germain nous raconte la vie de Lili, auprès d’un père dont elle cherche désespérément à attirer l’attention, d’une belle mère plus préoccupée par son apparence que par la vie familiale, et d’une fratrie un peu particulière.
Comment se distinguer au milieu de ce tout petit monde ?

Tout le paradoxe tient dans ce titre en forme d’oxymore : des scènes capitales peuvent-elles être petites ? Parfois oui, un instant bref peut avoir de grandes conséquences en matière de destin. Une planche pourrie peut céder sous le poids de quatre filles qu’on allait prendre en photo. Et c’est tout l’équilibre familial qui va se briser.

Certaines scènes sont vraiment capitales : moment de deuil, rencontres amoureuses ou première amitié… mais d’autres, si elles ne le sont pas en apparence, ont une grande importance pour le destin. Jalousie, peine, bonheur, rage, tous les sentiments défilent dans la tête de Lili. Qui finit par s’appeler Barbara. Malgré l’aveu de son père à qui ce prénom rappelait le traître qui l’avait dénoncé lors de sa tentative d’évasion des camps. Tout est donc toujours faussé, depuis le départ.

Et puis cette famille va être frappée par une série de deuils qui vont renforcer le questionnement de Lili : « qu’est-ce que l’amour ? » « pourquoi la mort ? « où va-t-on quand on dit qu’on va au ciel ? ». Les questions de la petite Lili enfant vont se poursuivre à l’adolescence et même à l’âge adulte. Son interrogation face à la mort va aller croissante. Et avec elle l’attente de la révélation d’un secret de famille qui ne viendra pas.
Et pourtant il y aura un moment où Barbara décidera de se remettre dans le sens de la marche, d’ouvrir son horizon, de respirer le monde.

La question de l’identité est aussi au cœur des préoccupations de Sylvie Germain. Comme dans ses autres romans l’auteure s’interroge sur ce qui forge les destins des hommes. Mais cette fois-ci avec une plus grande maturité : l’auteure de Tobie des Marais ou de Jours de colère a gagné en sérénité dans son écriture. Avec quelques pages très belles comme celles d’une (presque) fin où elle retourne sur les lieux d’une maison de vacances de son enfance, aujourd’hui engloutie sous les eaux d’un barrage. Il y a d’ailleurs beaucoup de sensualité dans ce récit : paysages, corps, portraits, Sylvie Germain sait dire beaucoup à partir de peu.

Avec beaucoup d’émotion Sylvie Germain nous livre donc une histoire qui sonne juste, empreinte d’une douce mélancolie. On s’identifie facilement à cette gamine sans mère devenue adolescente en quête de l’attention d’un père, puis jeune femme au moment de Mai 68. Mais surtout, on retient l’idée qu’il n’y a pas d’âge pour se poser ses questions, et que celles-ci sont légitimes, même si on n’y trouve pas de réponses immédiates.
Surtout dans ce cas-là, en fait.

Alice-Ange

Du même auteur : Hors champ, Jours de colère, Éclats de sel, Le monde sans vous.

Extrait :

Tout a disparu, s’est effacé à son insu. Elle n’a pas vu passer le temps, en elle demeurent l’enfant qu’elle fut, intacte dans ses questions, ses joies, ses effrois et ses rêves, l’adolescente meurtrie par un deuil consumé de jalousie et l’espoir, la jeune femme en errance et celle en grand enjouement amoureux, la marginale au scepticisme irréductible et l’artiste éprise d’empreintes et de couleurs. Elles sont toutes là, debout, yeux grands ouverts dans un passé toujours présent tant il est incorporé, silencieux et vivace. Chair du passé, peau du présent.
(…)
Elles sont toutes là, ces stances d’elle-même, qui la regardent telle qu’elle est en cet instant, ne sera plus demain, et autour d’elles passent en clair-obscur les personnes qu’elle a connues, qu’elle a aimées, bien ou mal peu importe, mais celles-ci ne la regardent pas, ne semblent même pas la voir. Elle aimerait tellement, pourtant, en cette heure, croiser le regard de son père, avoir accès au beau mystère de son visage. Ce n’est que maintenant, alors qu’il s’est retiré à jamais de ce monde, qu’elle entrevoit ce qu’elle n’a pas su voir du temps où il se tenait dans la clarté du visible – dans la fausse évidence du visible.
Faut-il que tout soit consommé, consumé, d’un vivant pour que l’invisible où il s’en est allé une lumière nouvelle, à la fois ténue et très pure, commence à sourdre, à s’épancher, bouleversant en secret le visible ?
Ce n’est que maintenant qu’elle pressent combien est ample, inépuisable, le mystère d’un visage, d’une vie.

Petites scènes capitales
Petites scènes capitales de Sylvie Germain - Éditions Albin Michel - 246 pages