Le premier souvenir de cette lecture est tout d'abord celui d'une œuvre complexe. Au niveau temporel, tout d'abord, puisque l'intrigue prend place sur plus de cent ans. On suit en effet la famille Buendia, exilée, qui fonde la ville de Macondo puis qui y vit, de façon ininterrompue, pendant plus d'un siècle. Cette vie villageoise est au cœur du récit, avec la présence des membres de la famille Buendia. Outre les fondateurs, c'est leur descendance sur plusieurs générations qui est centre de l'action. Pour ne pas simplifier la tâche du lecteur, les descendants reprennent généralement le prénom de leur père, ce qui a pour effet de suivre plusieurs fois la vie d'Aureliano et de Jose Arcadio.
L'ouvrage est complexe également car il mêle constamment réalisme et phénomènes magiques. Cent ans de solitude est d'ailleurs souvent considéré comme le chef-d’œuvre de ce courant, appelé réalisme magique, et qu'on peut retrouver chez Isabel Allende, par touche chez Luis Sepulveda ou pour les auteurs français, chez Carole Martinez. Si l'ouvrage est certainement important dans l'histoire littéraire car il a permis la reconnaissance internationale de ce courant, je dois bien avouer que ce mélange ne m'a pas toujours convaincu. Les habitants de Macondo sont en effet stupéfaits par la découverte de la glace, du cinéma ou du train mais n'éprouvent aucune surprise lorsque les personnages lévitent et disparaissent subitement du village.
Sur l'ensemble des histoires relatées dans l'ouvrage, une seule m'a vraiment captivée. Il s'agit de celle d'Aureliano, qui après avoir appris en solitaire l’orfèvrerie, se lance dans la guerre civile contre le camp conservateur qui détient tous les pouvoirs. Les récits des combats menés par le colonel, les renversements politiques successifs puis le renoncement du colonel qui termine seul dans son atelier à confectionner inlassablement des petits poissons en or, qu'il détruit lorsqu'il n'a plus d'or à sa disposition, tel Pénélope et sa tapisserie, sont au centre de l'ouvrage et y apporte un peu de chair. L'autre élément qui m'a intéressé (mais que j'ai trouvé trop peu exploité) est l'histoire de la répression policière d'une manifestation contre l'entreprise d'exploitation de bananes, dont un des personnage pense que les 300 victimes ont été emmenées en train et jetées à la mer.
Car je dois malheureusement avouer que je suis passé un peu à côté de ce grand classique. En fait, j'ai éprouvé à plusieurs reprises de l'ennui, ennui qui s'est accentué à la fin de l'ouvrage, que j'ai vraiment eu du mal à terminer. Bien entendu, cela n'enlève rien à la valeur du texte ni à son importance. Mais d'un point de vue très subjectif (ce qui est le but d'un lieu tel que celui-ci), ce livre me marquera moins que le très beau roman d'Isabel Allende, La maison aux esprits. Mais peut-être que mon goût pour les textes politiques et sociaux explique en partie cette réticence de ma part, car l'importance laissée aux mythes et à la magie est ici très prégnante.
Du même auteur : Chronique d'une mort annoncée, Mémoire de mes putains tristes, L'amour au temps du choléra
Extrait :
Le colonel Aureliano Buendia resta longtemps sans parvenir à retrouver ses esprits ; Il abandonna la fabrication des petits poissons, mangeait à grand-peine, arpentait la maison comme un somnambule, traînant sa couverture et remâchant une sourde colère. En trois mois ses cheveux étaient devenus cendrés, son ancienne moustache aux pointes cosmétiquées retombait à présent sur ses lèvres sans couleur, mais, par contre, ses yeux étaient redevenus comme deux charbons ardents, tels qu'ils avaient jadis effrayé ceux qui l'avaient vu naître et tels qu'autrefois, rien qu'à les regarder, ils faisaient basculer les chaises ; Dans son furieux tourment, il essayait vainement de susciter ces présages qui avaient guidé sa jeunesse par de périlleux sentiers jusqu'au désert désolé de la gloire. Il était perdu, comme foudroyé dans une maison étrangère où déjà plus rien ni personne ne lui donnait à éprouver le moindre visage d'affection. Un jour, cherchant les traces d'un passé antérieur à la guerre, il rouvrit la chambre de Melquiades mais ne trouva que décombres, saletés, ordures accumulés au fil de tant d'années d'abandon. Dans les reliures des livres que nul n'avait jamais relus et dans les vieux parchemins détrempés par l'humidité s'était développée une flore livide, et dans l'air de cette pièce, qui avait été le plus pur et le plus lumineux de toute la maison, flottait une insupportable odeur de souvenirs pourris.
Cent ans de solitude de Gabriel Garcia Marquez - Éditions Points - 461 pages
Traduit de l'espagnol (Colombie) par Claude et Carmen Durand
Commentaires
mardi 24 septembre 2013 à 09h36
Bonjour Yohan,
Je voudrais seulement réagir à ta remarque sur le réalisme magique : tu n'es pas convaincu de voir que les habitants de Macondo sont plus étonnés à la vue de la glace ou de la photographie que par l'expérience de phénomènes extraordinaires. Je pense, quant à moi, qu'il s'agit d'une part de l'essence même du réalisme magique : faire passer l'extraordinaire pour de l'ordinaire, et imaginer au contraire que la vie, avec sa nature et sa culture, est elle-même ce qui est extraordinaire. C'est peut-être là que se trouve, d'autre part, toute l'humanité de ce roman et tout ce qui permet d'en faire, comme on l'a dit souvent, un livre-monde.
Je voudrais également ajouter quelque chose à propos de ta remarque sur la présence - pas assez forte à ton goût - d'une thématique politique et sociale. Je crois au contraire que ce sont des enjeux extrêmement présents, et que justement, la proximité des événements avec l'histoire de la Colombie et l'histoire personnelle de la famille de GGM explique le type de narration adopté. A mon avis, de son point de vue, il est plus simple de comprendre une fable, une parabole, que l'histoire de son propre pays racontée sur un mode historique ; et ce type de narration permet également de dépasser la seule histoire de la Colombie, pour raconter celle de l'homme. A ce stade, le roman se sert de l'histoire pour aller plus loin, et c'est ce qui fait que tant de dimensions humaines se déclinent dans l'ouvrage - pas seulement le contexte, mais aussi une réflexion très poussée sur la possibilité ou non de vivre en communauté, qu'il s'agisse d'une famille ou d'un groupe social.
jeudi 26 septembre 2013 à 09h53
Merci Célia pour ce retour argumenté.
Pour le réalisme magique, je crois que c'est surtout une affaire de goût personnel. Je reconnais tout à fait la force et l'inventivité de ce courant littéraire, mais il y a une part d'abstraction qui me dépasse. Et je trouve que dans ce roman, contrairement à d'autres que j'ai pu lire, la magie prend vraiment beaucoup de place.
Sur les aspects politique,s je pense que ma distance est liée à ma méconnaissance de l'histoire de la Colombie. Chez Isabel Allende, j'avais vraiment beaucoup aimé ce mélange de magie et de politique car je visualisais bien les enjeux historiques. Ici, c'est en me documentant après la lecture que j'ai compris quelques éléments de l'ouvrage. Ma lecture a donc certainement pâti d'un manque de contextualisation.