Au commencement du récit, notre petit garçon est orphelin, élevé par ses grands-parents avec son petit frère. Il a souffert d’une bizarrerie génétique : ses deux lèvres, soudées à la naissance, ont dû être opérées et réparées par une greffe de peau prélevée sur sa jambe, qui va par la suite lui donner du fil à retordre par sa pilosité imprévue.
Mélancolique, cet enfant rêve à deux figures légendaires : le souvenir d’une éléphante, Indira, suspendue sur la terrasse d’un grand magasin, mais qui avait tellement grossi qu’elle n’a jamais pu en redescendre, et une petite fille, Miira, dont la légende dit qu'elle s’est retrouvée par malchance emmurée entre deux cloisons dans un minuscule interstice sans jamais pouvoir en ressortir.

Comme dans une fable, notre jeune héros va pénétrer un univers qui va lui permettre de vivre au quotidien avec les deux présences féminines, Indira et Miira, qui l’habitent depuis la mort de sa mère.
Attentif à tout ce qui se passe à la piscine où vont nager les enfants, il découvre un matin un cadavre flottant à la surface de l’eau claire. On apprend alors que l’homme était conducteur de bus, vivant dans un foyer non loin de la piscine. C’est notre jeune garçon qui va porter la nouvelle, et faire à cette occasion une rencontre qui va bouleverser sa vie : le gardien du foyer, vivant à l’abri dans un bus désaffecté, se livre à un curieux exercice sur des cases noires et blanches alignées en carré de huit sur huit…

Comme dans un roman initiatique, ce jeune garçon va être formé au maniement des pièces par ce Maître, expert dans l’art des échecs. Le maître a en effet deux passions dans la vie : les desserts – ce qui va le conduire à devenir obèse et à ne plus pouvoir sortir du bus qu’il habite – et les échecs. Mais très vite le petit garçon va prendre l’habitude de jouer non pas en face de son Maître attitré, mais sous l’échiquier, dans ce lieu clos et sombre d’où il peut entendre le bruit des déplacements des pièces et imaginer la personnalité de celui qui devrait lui faire face.
Cette extravagance va lui fermer les portes du très sélect Pacific Chess Club. Ses portes officielles tout du moins, parce que les portes officieuses du mystérieux sous-sol et de son Club du Fond des mers, elles, lui seront destinées, dès qu’il trouvera un mécanisme propre à le dissimuler à la vue de tous : un automate dans lequel le petit joueur d’échec va se faufiler au péril de ses articulations, et à travers lequel il va pouvoir déployer toute la sensibilité de son jeu subtil et gagner son titre de gloire de « Little Alekhine », en hommage au Prince des échecs Alekhine qui concevait ce jeu comme un art et toute partie comme le plus beau des poèmes. Miira (réincarnée ?) sera là sa partenaire attitrée, toujours accompagnée d’une colombe sur l’épaule. Indira sera là aussi, sous la forme du fou.

On retrouve ici tous les thèmes favoris de Yoko Ogawa, déployés de façon plus approfondie que dans ces autres récits : l’univers de la piscine, omniprésent, la relation entre un vieillard et un enfant avec le thème de la transmission, mais aussi la question du corps, déformé, obèse ou rapetissé au travers des figures masculines et féminines.
Grandir est un drame répète souvent l’enfant qui refuse de grandir à partir de onze ans.
Le thème de la perte y est également bien présent puisqu’à chaque fois que le petit joueur d’échec trouve une figure positive, celle-ci se retire et provoque un nouveau déséquilibre qui l’entraîne à nouveau à poursuivre son chemin.

Yoko Ogawa file la métaphore comme personne : elle possède un univers mental bien à elle, un peu comme Murakami, son compatriote, l’a fait dans ses premiers livres. Les échecs lui donnent ici l’occasion de dérouler son fil : que ce soit sur la blancheur (celle de la peau du maître ou de ses pâtisseries ou de la colombe de Miira) ou sur le thème de l’océan : l’apprentissage des échecs est comparable à une étendue d’eau dans laquelle il conviendrait de s’enfoncer toujours plus loin, comme un plongeur en apnée, pour y trouver le calme et la beauté qui sied non pas à la déroute de l’adversaire, mais bien plutôt pour composer avec l’autre un poème qui englobe la façon dont joue le partenaire et tisser ainsi une symphonie en toute majesté. Symphonie dont on pourra tirer une transcription écrite, seule trace de ce moment éphémère capturé par Miira réincarnée, dont il ne restera plus rien si ce n’est le souvenir dans la mémoire de « Little Alekhine ».

Transcrire, laisser une trace, pénétrer dans l’esprit de son partenaire : ne peut-on pas y voir également une métaphore de la littérature et de la possibilité pour le lecteur d’entrer dans l’univers de son auteur ?

Quoi qu’il en soit, le petit joueur d’échecs est un conte initiatique, à la frange du fantastique, mais surtout un petit bijou que nous a composé là une Yoko Ogawa en totale maîtrise de son art littéraire.

Alice-Ange

Du même auteur : L'annulaire, La petite pièce hexagonale, Le musée du silence, La formule préférée du professeur, L'hôtel Iris

Extrait :

Le garçon se demandait pourquoi il pouvait ressentir un aussi grand nombre de choses à partir d’une transcription faite d’un simple enchaînement de signes, si bien qu’il finit par poser la question au maître.
- Si les échecs étaient un jeu uniquement d’intelligence, les transcriptions ne seraient rien de plus que des signes, sans doute, lui répondit le Maître. Mais la victoire ne se décide pas sur une bonne ou une mauvaise intelligence.
- Il faut aussi de la chance ?
- Non. La chance n’y est pour rien. Le hasard n’est jamais un allié. Même les rencontres où on pense avoir eu de la chance ne sont pas dues à un hasard tombé du ciel, mais à la propre force du joueur. Sur l’échiquier apparaît tout du caractère de celui qui déplace les pièces, dit le maître du ton docte de celui qui lit un serment. Sa philosophie, ses émotions, son éducation, sa morale, son ego, ses désirs, sa mémoire, son avenir, tout. On ne peut rien dissimuler. Les échecs sont un miroir qui donne une idée de ce qu’est l’homme.

Le petit joueur d'échecs
Le petit joueur d'échecs de Yoko Ogawa - Éditions Actes Sud - 332 pages
Traduit du japonais par Martin Vergne