Ella, américaine, quarante ans, femme au foyer modèle et sans histoire, épouse d’un dentiste prospère et mère de trois enfants, s’ennuie un peu sans trop vouloir se l’avouer. Elle vient d’être engagée comme lectrice d’une agence littéraire. Le premier manuscrit dont elle doit rendre compte est un roman écrit par un mystérieux A.Z. Zahara, au titre intrigant, Doux Blasphème, qui relate la rencontre entre Rumi et Shams de Tabriz et l’exceptionnelle amitié qui unit les deux hommes. Le premier, grâce à l’influence du second, allait devenir le plus grand poète persan. Quant à Shams, il fut l’inventeur des quarante règles de sagesse de la spiritualité soufi et l’initiateur de la danse d’extase des derviches tourneurs.

Dès les premières lignes du manuscrit, Ella est troublée par des phrases qui font écho à sa propre vie, à son insatisfaction : Parce que l’amour est l’essence même, le but de la vie. Comme Rumi nous le rappelle, il frappe tout le monde, y compris ceux qui le fuient, y compris ceux qui utilisent le mot « romantique » pour marquer leur réprobation. Désireuse d’en savoir plus sur l’auteur, elle trouve son site internet, et impulsivement lui adresse un message, qui, sans qu’elle en soit consciente, est un appel à l’aide. Une correspondance s’engage entre Ella la sédentaire et Aziz Z.Zahara, écossais devenu musulman et soufi, résident en Hollande et voyageant le plus souvent aux quatre coins du monde. A mesure qu’elle avance dans sa lecture et que sa correspondance avec Aziz prend un tour de plus en plus personnel et intime, ses certitudes, sa vie si rangée et méthodique commencent à vaciller, jusqu’au jour où…

Soufi, mon amour est construit en cinq parties correspondant aux cinq éléments de la doctrine soufi : Terre, Eau, Vent, Feu, le Vide. Les héros de cette double histoire sont passés ou vont passer par ces cinq étapes qui mènent à la sagesse.
C’est bien sûr aussi un roman à tiroirs : l’histoire véridique de Rumi et de Sham est magnifiée par le récit qu’en fait Aziz, disciple lointain de Shams et lui-même création d’Elif Shafak. Elle est rendue extraordinairement vivante car la parole est donnée non seulement aux deux héros, mais aussi à tous ceux qui les ont côtoyés, amis et ennemis, défenseurs et détracteurs, menu peuple et puissants. S’y mêlent paraboles et contes à la façon orientale, littérature épistolaire, bref une grande variété de tons et de styles. L’histoire est lue par Ella, la première lectrice d’un manuscrit qui semble n’être écrit que pour elle, femme américaine du XXIème siècle, à des années-lumière du Moyen-âge oriental, qui découvre dans un même mouvement une pensée dont elle ignorait tout, fondée sur l’amour, le détachement des biens terrestres et des conventions, et un homme d’aujourd’hui, Aziz, l’incarnation même de cette pensée.

Et c’est à Ella que revient, à la fin du livre, d’énoncer la dernière règle soufi, la Règle numéro quarante que je cite en entier.

Une vie sans amour ne compte pas. Ne vous demandez pas quel genre d’amour vous devriez rechercher, spirituel ou matériel, divin ou terrestre, oriental ou occidental… Les divisions ne conduisent qu’à plus de divisions. L’amour n’a pas d’étiquettes, pas de définitions. Il est ce qu’il est, pur et simple. L’amour est l’eau de la vie. Et un être aimé est une âme de feu ! L’univers tourne différemment quand le feu aime l’eau.

Marimile

Du même auteur : La bâtarde d'Istambul

Extrait :

A dix-neuf heures trente, les Rubinstein s’installèrent à leur table parfaite, les bougies allumées donnant à la salle à manger un air sacré. Un étranger aurait pu croire qu’ils représentaient la famille idéale, aussi harmonieuse que les volutes de fumée se dissolvant dans l’air. Même l’absence de Jeannette ne ternissait pas le tableau. Ils mangèrent en écoutant Orly et Avi raconter les événements du jour au lycée. Pour une fois, Ella leur fut reconnaissante de leur bavardage bruyant : il couvrait le silence qui, sinon, aurait pesé lourdement entre son mari et elle.
Du coin de l’œil, Ella vit David planter sa fourchette dans un bout de chou-fleur et le mâcher lentement. Elle regarda ses lèvres minces et pâles, ses dents blanches nacrées - une bouche qu’elle connaissait si bien, qu’elle avait si souvent embrassée. Elle l’imagina en train d’embrasser une autre femme… Elle imagina David embrassant cette femme avec une précipitation dictée par sa faim, un mouvement très différent de celui avec lequel il mâchait son repas à la table familiale.
C’est à cet instant même, alors qu’Ella mangeait le résultat des recettes de son Art culinaire simple et facile, alors qu’elle imaginait la femme avec qui son mari avait une aventure, que quelque chose craqua en elle

Soufi, mon amour
Soufi, mon amour de Elif Shafak - Éditions 10-18 - 469 pages
Traduit de l’anglais (Turquie) par Dominique Letellier