Tout d’abord, il présente « son » île, ses habitants – humains et animaux, végétaux et minéraux, paysages - auxquels il accorde la même attention et fait montre de la même empathie, sans se départir d’un humour ravageur qui est un des charmes de l’ouvrage. Pour les îliens, il est l’Inglès (Néerlandais, c’est trop compliqué ! ), qui reçoit beaucoup trop de courrier aux dires du facteur, et qui s’obstine à faire pousser des plantes qui ont peu de chances de résister à un climat trompeur.
C. Nooteboom raconte la sécheresse des étés où les seules pluies sont ces pluies rouges venues du Sahara - d’où le titre du recueil -, les disputes autour de l’eau si rare, le lent abandon des terres, les inévitables transformations, la télévision à plein volume dans les cafés et que personne ne regarde, l’attachement viscéral des habitants à leur minuscule territoire. J’ai beaucoup aimé en particulier les pages consacrées à la chatte Chauve-souris qui régentait toute la maisonnée, et celles où il fait état de ses efforts obstinés pour remettre en état un jardin abandonné dès l’automne, théoriquement confié aux bons soins d’un autochtone.

Mais tout d’un coup, Minorque s’efface dans une phrase inachevée, interrompue par l’intermède numéro 1 pour laisser place aux souvenirs qui, sans souci de chronologie, se bousculent au gré des associations d’idées. Et à partir de là, se dessine ce qui ressemble à une autobiographie : après une triste enfance d’après-guerre enfermée dans des pensionnats religieux, C. Nooteboom découvre la Liberté, (avec la majuscule), associée pour toujours à la lecture et aux voyages. Après quelques escapades à vélo ou en stop, 1953, c’était l’année où je décidai de partir pour de bon dans le monde, sans bagage et à vrai dire sans argent. J’avais dix-neuf ans, et je me mettais littéralement en marche… cette année-là, voyageant et lisant, je me suis ouvert la porte de la liberté. Depuis, je n’ai cessé de marcher et de lire.
Ne se fiant guère à une mémoire capricieuse, l’auteur a recours au journal qu’il tenait dans son adolescence, ce qui nous vaut des réflexions amusée de l’homme qu’il est devenu sur le jeune homme « en construction » qu’il était alors. Ses premiers voyages l’emmènent d’abord vers le Nord, mais c’est le Sud qui l’attire, l’Italie, la Provence rêvée à la lecture du Mas Théotime d’Henri Bosco, et surtout l’Espagne pour laquelle il a un vrai coup de foudre. Suivront les Tropiques, et finalement le monde entier, dans lequel il n’a cessé de rechercher « la confrontation avec l’autre. » Dans ces premiers carnets, il cherche aussi en vain, les prémices de l’écrivain qu’il va devenir très vite.

Avec Cees Nooteboom, le lecteur peut rêver à sa guise sur une page, s’attarder sur l’étymologie du verbe « lire » ou sur une lettre (le L de liberté), découvrir le Surinam ou même sommeiller dans la torpeur d’un dimanche à Tonga. Il peut aussi méditer sur cette phrase :

Nous occupons dans le temps une place infiniment plus grande que celle que nous occupons dans l’espace. Il suffit pour cela d’avoir vécu, et de ne pas cesser de le faire.

Marimile

Extrait :

La première fois que je suis venu ici, c’était il y a presque quarante ans. La maison avait dû être celle d’un petit fermier ou d’un journalier, il a fallu en abattre une partie et la rehausser. Elle était blanche comme toutes les maisons d’ici, même les tuiles étaient blanchies, enduites de cal, de chaux, contre l’ardeur dévorante de l’été. Deux évidences s’imposèrent d’emblée : l’eau, et Maria. L’eau parce qu’elle n’était nulle part, Maria parce qu’on l’entendait partout. Même sur mon lit de mort, je reconnaîtrais sa voix, le son perçant et suraigu qui lui permettait de rappeler ses enfants du bout du monde. Elle parlait le dialecte de l’île, variante du catalan que les îliens tiennent pour une langue à part entière. Souvent ici souffle la tramontana et souvent aussi le xaloc, ils ont amené les insulaires à parler une langue dure et cassante, pour se faire entendre contre le vent, un peu comme si on jetait des tessons de pot de fleur en terre cuite dans une bassine en zinc. A la lecture, c’est superbe, c’est une vieille langue, on a l’impression de recevoir des lettres du Moyen-âge, surtout lorsqu’on traite de sujets féodaux, comme la distance qui doit vous séparer d’un puits pour vous donner le droit d’en creuser un vous-même. L’eau s’appelle aigu et devient une autre substance, dont il faut être ménager et à laquelle sont attachés des droits et des devoirs.

Pluie rouge
Pluie rouge de Cees Nooteboom - Éditions Actes Sud - 249 pages
Traduit du néerlandais par Philippe Noble. Dessins de Jan Vanriet