Ce village conserve des traditions millénaires, comme le fait de s’asseoir sur une chaise le soir après le dîner, à l’écoute des histoires que les anciens racontent de rues en rues. Dans la journée Maurizio rejoint ses amis Giulio et Franco Spanu. Mais Maurizio a un avantage sur eux : lui est enfant unique, il n’est pas surveillé comme les autres par un grand frère ou une grande sœur qui ira le dénoncer aux parents ou – pire – au curé du village. Leurs activités favorites consistent notamment à chasser des oiseaux dans les marécages en enduisant les roseaux de glu, ou en manipulant les frondes fabriquées par leurs soins.
Une des particularités du langage est l’utilisation du pronom pluriel nous pour désigner l’appartenance à la communauté du village de Crabas.
Le nous n’était pas d’un emploi aisé, pour Maurizio, car il n’y a pas de pluriel dans le monde d’un fils unique, entraîné par la solitude à être son unique mesure. Pourtant, il était bien obligé de s’y confronter : ses grands-parents, les voisins de ses grands-parents, leurs enfants et les enfants de leurs enfants parlaient d’eux – mêmes au pluriel avec la vrombissante fluidité d’un essaim d’abeilles autour d’une ruche.
Comme nous avons grandis’exclamait par exemple Madame Anna Maria, l’amie de sa grand-mère, qui le faisait rougir de honte en lui caressant la tête comme si elle avait affaire à un chien
Deux histoires principales vont être contées par Michela Murgia : celle des rats-dégoûts tout d’abord. On y voit nos jeunes garçons explorer un souterrain dans la cour de l’église et se trouver nez-à-nez avec une colonie de rats qui vont fuir hors de l’égout et grimper à la cime du palmier centenaire de Mg Marras. On apprendra comment l’assaut final donné par les garçons pour se débarrasser des rats, un dimanche de Pentecôte, déclenchera la colère de Monseigneur mais rentrera dans la légende de Cabras.
La seconde est encore plus jubilatoire. Il faut comprendre que cette petite communauté de 9 000 habitants est fortement imprégnée de vie religieuse : les pécheurs fêtent Pedru, Pierre, leur saint patron, les agriculteurs santu Sidoru, Isidore, saint espagnol, et les maçons santa Lughia, sainte Lucie. Chaque année à Pâques la communauté se retrouve dans une procession ancestrale : la Vierge Marie (plus correcte que Marie Madeleine) va retrouver son fils le Ressuscité symbolisée par la rencontre de deux statues qui parcourent le village, la première portée par des femmes, la seconde par les hommes.
Oui mais voilà, l’Evêque a donné son accord pour la constitution d’une seconde église. Jusqu’ici seule l’église de Santa Maria régnait sur ses ouailles. Mais la création d’une seconde église du Sacré Cœur, mené par un curé véhément, Don Gigi, va semer la zizanie parmi les paroissiens.
Et c’est là que les enfants entrent en jeu. Depuis longtemps Giulio est chef des servants de messe de Santa Maria, il est maintenant assisté de Maurizio. Pendant ce temps Franco Spanu a été élevé au rang de chef incontesté des liturgies de la nouvelle paroisse du Sacré Cœur. Et ce sont quatre statues qui parcourent la ville jusqu’à la place finale de la mairie, guidées par les voix de Giulio d’un côté et de Franco de l’autre…
Beaucoup d’humour dans ce récit donc. On songe à Les poissons ne ferment pas les yeux de Erri de Luca dans le registre de récits liés à l’enfance. Mais c’est aussi un hymne à la solidarité, à l’amitié et à la vie simple d’un village soudé autour de sa paroisse à qui Michela Murgia rend hommage.
Déjà remarquée par son premier roman, Accabadora, elle signe ici un second roman au ton bien enlevé.
Extrait :
Ces années-là, soirées d’été chez ses grands-parents semblaient faire partie, pour Maurizio, d’un cycle éternel ; fort de cette certitude infondée, il se lançait à perdre haleine avec ses copains dans des parties de cache-cache et des courses effrénées avant de regagner le devant des portes où les vieillards, assis sur leurs petites chaises en paille, dévidaient des récits jusqu’au milieu de la nuit.
Les histoires de fantômes avaient beaucoup de sucés dans la via Messina, notamment grâce à madame Rosina, la grand-mère de Giulio, spécialisée dans les aventures des âmes en peine. Les enfants abandonnaient leurs jeux pour mieux les écouter : Giulio et Maurizio s’asseyaient sur le seuil, tandis que Franco Spanu – surnommé Conc’e bagna en raison de ses cheveux roux – appuyait, l’air de rien, la tête contre le montant de la fenêtre de la maison d’en face, à laquelle Antonellina Lasiu se penchait chaque soir dans le même but. Les petits grimpaient sur les genoux des vieillards, tandis que les rejetons des continentaux, différents d’année en année, se tenaient debout, hésitants, dissimulant leur présence. D’autres arrivaient des rues voisines et s’asseyaient où ils le pouvaient, avides de ces histoires.
La guerre des saints de Michela Murgia - Éditions Seuil - 114 pages
Traduit de l'italien par Nathalie Bauer
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