« L'éternel féminin » apparaît un jour sous la forme d'une jeune orpheline de guerre allemande à peu près du même âge, Elke, adoptée par la tante Lola. Comme si des orphelines il y en avait pas ici en Espagne. Il est vrai qu'on est au début des années quarante et des orphelins, il y en a beaucoup ! Comme dit Dona Blanca, Elke allait causer du grabuge. Elle en a causé dès le premier jour. Et surtout parce que c'était une fille. Ça s'est vu dès le début. Quoiqu'en dise le Chinois, Elke allait faire du grabuge, plus parce que c'était une fille que pour d'autre chose.
Jusque-là, les deux cousins menaient une vie tranquille, rythmée par les leçons de boxe données par Don Rodolfo, les goûters préparés par la bonne Belinda, l'école et les jeux sur la terrasse, l'endroit préféré du « Ballot », terrain d'envol de son imagination. Car doué d'une imagination plus que fertile, le garçon ne cesse de s'interroger sur ce qu'il voit et entend, pense et ressent, passant sans transition du réel à son monde, pour en faire part au « Chinois », qui est son exact opposé : ce dernier est aussi taciturne que le premier est bavard, parlant et réfléchissant en même temps, à jet continu. Un mot, c'est comme un trou : on entre par le mot et si on veut on n'en sort pas, et du dedans on voit ce qu'il y a dehors, comme de l'intérieur d'un trou, comme si c'était une longue-vue dans laquelle on voyait un paysage parfaitement circulaire. Chaque mot est rempli de mots, et vide en même temps, pour pouvoir y rentrer plus facilement. C'est aux mots que je fais le plus confiance.

Le « Ballot » observe donc très vite que l'arrivée d'Elke qu'il regarde d'abord avec suspicion, ayant décidé que c'était une espionne russe, rend le « Chinois » encore plus taciturne que d'habitude. Par la suite, il lui faudra s'interroger sur ses propres sentiments à l'égard de l'orpheline. Elke, fine mouche, a vite compris comment s'attirer les bonnes grâces de deux cousins. Ils deviennent vite d'inséparables camarades de jeux, la fille se montant aussi téméraire et décidée que les garçons. Mais tout a une fin.

Chronique d'une adolescence dans une famille où tous, - sauf la grand-mère et son amie Dona Blanca qui sont « rouges et monarchistes » -, chantent l'hymne franquiste, roman d'apprentissage, le récit adopte totalement le point de vue du narrateur, sa façon de penser et de s'exprimer. C'est souvent d'une irrésistible drôlerie, et une réussite : comme son jeune héros, Alvaro Pombo est vraiment le maître des mots !

Marimile

Extrait :

[Le Chinois] a beau avoir l'habitude, il supporte pas la vue du sang. Surtout le sien. Figurez-vous qu'il pâlit mortellement s'il se pique en ouvrant une épingle à nourrice ! Moi, au contraire, le sang me fait rien parce que j'ai hérité de la résistance des rois et des religieuses des hôpitaux de campagne, et de celle des correspondants de guerre des journaux, qui doivent envoyer le reportage tandis que la bataille fait rage à côté d'eux. Le reportage l'emporte sur le reste, car il doit sortir le lendemain, et pendant ce temps des compagnies entières tombent comme des mouches d'un côté et de l'autre, et moi je téléphone à mon journal avec ma voix de tous les jours, imperturbable, tout en prenant des notes sur une seule page de mon bloc-notes car je dois me dépêcher. Je suis habitué à voir toutes sortes de choses, pas seulement le sang, mais la lèpre, et des jambes et des têtes mutilées éparpillées partout à l'intérieur de la tranchée après une attaque aux mortiers, aux baïonnettes, aux grenades. On a dû arrêter pour que le Chinois perde pas tout son sang. Comme son nez saignait à flots, en moins d'une minute il aurait perdu les cinq litres de sang que contient une personne. Et Belinda est entrée avec le plateau contenant le xérès et le whisky, les amandes et un plat de croquettes plus petites que celles du déjeuner ou du dîner, bien couverts pour les tenir au chaud. Moi, tout ce que je dis, c'est que c'est se moquer du monde !

Apparition de l'éternel féminin
Apparition de l'éternel féminin de Alvaro Pombo - Éditions Christian Bourgois - 237 pages
Traduit de l'espagnol par Nelly Lhermillier