C'est au fin fond de la contrée d'Atora au nord-est de l'île japonaise d'Honshu, que Matabei Reien s'est retiré : hanté par le séisme de Kobé et surtout par la mort d'une jeune fille dont il n'avait entrevu que le sourire juste avant qu'elle ne soit happée par la voiture qu'il conduisait, il a fui, cherchant l'oubli et la paix dans la pension de l'accueillante dame Hison, une ancienne courtisane.

 L'histoire vraie de Matabei Reien - celle qui concerne les amateurs de haïkus et de jardins - commence vraiment ce jour d'automne pourpre où Dame Hison l'accueillit dans son gîte. La pension, outre quelques hôtes de passage, reçoit des habitués, des personnages singuliers, une vieille fille coréenne, un négociant en thé, un couple d'amants clandestins. Matabei les côtoie, ne se mêle guère à eux, mais ne peut s'empêcher de les observer. Il observe surtout le travail minutieux du vieux jardinier qui le jour soigne le magnifique jardin de la pension et le soir dans son atelier fabrique et peint des éventails.
Après quelques jours de claustration, passés à fumer et à boire, Matabei s'est décidé à sortir pour explorer les environs : la maison est bâtie au pied de « la première montagne », et peu éloignée de l'Océan. Arpentant les forêts qui couvrent les flancs du volcan éteint, Matabei découvre des paysages paisibles et majestueux, un lac, une nature sauvage où la présence humaine est à peine perceptible : une barque, un ermitage en sont le discret rappel. L’œil du peintre capte aussi bien la beauté d'un arbre, d'un oiseau isolé, que l'harmonie des paysages d'ensemble. Les saisons passant, c'est le jardin qui devient le centre de son attention et de ses promenades. Certain d'être à peu près seul à s'égarer, l'esprit détaché de tout lien, Matabei ne manquait pas un crépuscule de cet espace à la fois compact et délié où l'eau vive mariait d'une note discordante le végétal au minéral.

Un jour, le vieux peintre jardinier, maître Osaki, invite le promeneur dans son atelier et l'initie peu à peu à l'art du jardinage et de la peinture sur éventail. C'est tout naturellement qu'à sa mort, Matabei reprend l’œuvre du vieux maître, s'efforçant de maintenir l'idéal auquel était parvenu ce dernier. Mais parfois le doute surgit : comment conserver intact un tel héritage, ne pas défigurer un jardin qui semble gagner les proportions et la complexité d'un labyrinthe ? Un travail patient sur le jardin, une observation attentive des poèmes et des peintures d'Osaki permettent au disciple de découvrir son secret : Le manuel du parfait jardin de maître Osaki se nichait donc, dessins et poèmes, dans les pliures de ses trois lots d'éventails. Après l'enseignement oral, indispensable, Matabei découvrit ainsi l'enseignement réservé au seul initié posthume.

A son tour l'initié va transmettre son art au jeune apprenti cuisinier, Hi-han ( ! ) engagé par dame Hison. C'est du reste ce dernier, devenu maître de conférence à l'Université de Tokyo, qui relate l'histoire de Matabei et recueille ses dernières paroles, ainsi que l'héritage sauvé du désastre. Car la nature ne se laisse pas aisément dominer : séismes et tsunamis en sont la preuve terrifiante. La catastrophe de Fukushima est bien présente dans l’œuvre d'Hubert Haddad.

Le peintre d'éventail ouvre une grande force poétique, est un très beau roman d'initiation, un roman sur le deuil et la transmission, une méditation sur l'impermanence et la continuité. C'est surtout un magnifique hymne à la nature qui apparaît ici dans une multiple dimension : à la grandeur et la majesté d'une nature sauvage rebelle à toute tentative de soumission, répond en écho assourdi celle en réduction d'un jardin idéal, « morceau de paysage » façonné par l'homme qui peut en transposer l'essence sur le papier fragile d'un éventail.

Il est des écrivains qu'il nous faut remercier pour la beauté et l'émotion qu'ils nous ont procurés. Hubert Haddad est de ceux-là.

Marimile

Du même auteur : Palestine, Théorie de la vilaine petite fille

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Extrait :

Les lanternes de pierre, le chemin de rosée, tout le réseau joyeux de rigoles au départ d'une cascade, les passerelles d'une ou deux enjambées, les portes claires comme on en voit au seuil des sanctuaires flottants, les formations arborées au deuxième et troisième plan-saules et bouleaux, pruniers, érables parmi les azalées, - juste avant la capture par habiles échappées du paysage naturel, élévations, replis des pâtures et des forêts -, entre les haies et les murs limitant le jardin : ce mélange de rusticité et de raffinement atteignait un équilibre surnaturel, sans aplomb eût-on dit, qui associait les vertus des jardins de thé et du jardin sec conçus pour la contemplation immobile.

Le peintre d'éventail
Le peintre d'éventail de Hubert Haddad - Éditions Zulma - 188 pages