Ainsi débute le formidable roman du Catalan Jaume Cabré, à la fois lettre, journal, confession, testament adressé à une absente. L'auteur, Adrià Ardèvol, brillant universitaire, menacé d'Alzheimer écrit à la femme de sa vie, Sara Voltes-Epstein. Mais cela, le lecteur ne le découvre qu'au fil des 772 pages d'un récit souvent chaotique, décousu, où le « je » du narrateur devient « il » dans la même phrase, comme s'il se dédoublait, où temps et espaces se télescopent, suivant les méandres d'une pensée et d'une mémoire qui vagabondent et parfois se perdent. Il en est averti dès l'exergue de la première partie « Je sera rien ». Au lecteur de s'accrocher ! Et il s'accroche car c'est passionnant !

Au commencement, (en fait pas tout à fait) était Adrià, fils unique d'un couple aisé et mal assorti dans la Barcelone des années cinquante. Enfant surdoué, mais solitaire et mal aimé, il fut l'enjeu d'une sourde rivalité entre ses parents qui avaient pour lui des ambitions démesurées : son père, Félix Ardèvol voulait qu'il fût un savant polyglotte, ce qu'il devint - Adrià parle 13 langues -, sa mère le destinait à une carrière de violoniste virtuose, ce qu'il ne devint pas, car il refusa énergiquement de continuer ses études de violon. Ici entre en scène le violon : le père, érudit et collectionneur acharné a sillonné l'Europe pendant la guerre et l'après-guerre, à la recherche d'objets rares qui alimentent sa passion et son magasin d'antiquités, acquis le plus souvent de façon frauduleuse. Parmi ses trésors figure un violon exceptionnel, un Lorenzo Storioni du XVIIIème siècle, appelé aussi le Vial, du nom de l'un de se nombreux propriétaires.
Confiteor pourrait être l'histoire de ce violon que l'on suit depuis la découverte, dans les forêts ariégeoises du bois remarquable dont il est fait, jusqu'à sa fabrication dans un atelier de Crémone - patrie des luthiers -. Il passe de mains en mains et de siècles en siècles, pour se retrouver à Auschwitz, puis plus tard chez Adrià. Et tu sais ce que je pense ? Que ce bureau aussi qui est ma maison, est comme un violon, qui tout au long de ma vie, aura accueilli différentes personnes : mon père, moi, toi parce que tu y es avec ton autoportrait et va savoir qui d'autre parce que le futur est impossible à comprendre. Cet instrument, qui fait l'orgueil de ceux qui le possèdent - ou sont possédés par lui -, provoque bien des malheurs. Si Félix Ardèvol en est une des victimes, aucun de ses proches n'en sortira indemne : Adrià reste persuadé jusqu'à la fin, qu'il est responsable de la mort de son père.

Une des clés du roman - il y en a bien d'autres - est cette recherche sur la vie et la mort mystérieuses du père, cette quête de la vérité qui donne parfois à Confiteor des allures de polar.

Parmi les quelques 150 personnages étonnamment vivants qui peuplent ce livre-fleuve, (l'auteur en donne la liste à la fin), outre les parents, trois se détachent : Adrià lui-même, son ami Bernat et la femme aimée, Sara.
Adrià, c'est d'abord un enfant esseulé qui cherche désespérément des marques d'affection de ses parents. Les pages les plus émouvantes, drôles aussi, - elles sont nombreuses - sont celles où Adrià raconte ses journées dans le vaste et sombre appartement familial, avec pour seuls compagnons ses deux jouets préférés : les figurines du sheriff Carson et du valeureux chef indien Aparaho, Aigle-Noir qui le conseillent, lui prêtent main forte, ou le critiquent selon les circonstances. Au passage, Confiteor est un grand roman sur l'enfance. Plus tard, Adrià devient l'amoureux à la recherche d'une Sara enfuie, puis le savant distrait qui s'étonne que ses étudiants ignorent le latin, vit retranché derrière ses livres dans un appartement organisé comme une bibliothèque, et qui toujours est ailleurs, réfléchissant à la genèse d'un nouvel essai.
Bernat est l'ami d'enfance, devenu un excellent violoniste et un écrivain raté, envieux de son ami et envié par lui, à la fois témoin et acteur. Sara la mystérieuse, est une artiste - elle est dessinatrice -, au centre de l'histoire, plus souvent absente que présente, mais toujours présente dans son absence même.
Confiteor est aussi un livre sur l'amitié, une amitié indéfectible qui unit deux enfants devenus des hommes, et survit aux brouilles, aux petites et grandes trahisons. Et c'est bien sûr un grand roman d'amour, au-delà de l'absence et de la mort.

« Confiteor », « mea culpa », ces deux mots latins issus de la liturgie chrétienne sont le leitmotiv du roman, répétés à satiété par les personnages, rongés presque tous par la culpabilité et le remord. Car Confiteor est enfin et surtout le roman de la culpabilité et du Mal. Adrià se sent coupable vis-à-vis de son père, de Sara, de Bernat, du monde entier, en fait. Des images le hantent, issues d'un passé ou de pays lointains, ou plus proches de nous comme celles de la Shoa, le Mal absolu. Après Auschwitz, après les innombrables pogroms, après l'extermination des cathares, liquidés jusqu'au dernier, après les massacres de toutes les époques et en tous lieux. Il y a tellement de siècles que la cruauté est présente… Le Mal absolu, est incarné ici par les figures terrifiantes du Grand Inquisiteur Fra Nicolau Eimeric et du bourreau d'Auschwitz Rudolf Hess réunis en un raccourci saisissant dans une même phrase : Tout a commencé quand je suis entré dans l'ordre des frères Prêcheurs, guidé par ma foi absolue dans les directives du Führer. A partir de 1941, la décision qui fut prise pour résoudre le problème, une fois pour toutes, fut de laisser la Sainte Inquisition aux enfants de chœur et de programmer l'extermination de tous les juifs sans exception. Comment témoigner de toute cette horreur ?

Une des seules réponses possibles, même si elle peut apparaître dérisoire, au mal et aux souffrances qu'il engendre, dans un monde d'où Dieu est absent, c'est l'art, « l'artifice littéraire » qui selon le narrateur est ce qu'il y a de plus proche de l'expérience vécue. Ainsi, l'apaisement peut venir de l'écriture, et aussi de la contemplation d'un tableau du peintre régionaliste catalan Modest Urgell représentant le monastère de Sainte Marie de Gerri qui inspire et accompagne Adrià tout au long de sa vie.

Ce billet est loin de rendre compte de la richesse et de la complexité d'un monument dont le titre original est Jo confesso. A mon tour de répéter « Confiteor, mea culpa » !

Marimile

Extrait :

Maman revint à la maison toute tremblante et, aussitôt la porte fermée, elle enleva son manteau noir sans avoir la force de l'accrocher : elle le laissa sur la banquette de l'entrée et alla dans sa chambre. Je l'entendis pleurer et jugeai préférable de ne pas me mêler de choses dont j'ignorais tout. Ensuite, elle parla un long moment avec Lola Xica dans la cuisine et je vis Lola Xica poser la main sur sa main et faire un geste comme pour l'encourager. J'ai mis des années à assembler à nouveau les pièces de cette image que je vois encore, comme un tableau de Hopper. Toute mon enfance à la maison est enregistrée dans ma tête comme des diapositives de peinture de Hopper, avec la même solitude poisseuse et mystérieuse. Et je m'y vois comme un des personnages assis sur un lit défait, avec un livre abandonné sur une chaise nue, ou regardant par la fenêtre ou assis à coté d'une table dégarnie, contemplant un mur vide. Parce qu'à la maison on réglait tout avec des chuchotements et le bruit le plus net qu'on pouvait entendre, à part mes exercices de portamento au violon, c'était quand maman mettait ses chaussures à talon pour sortir. Et si Hopper disait qu'il peignait parce qu'il ne pouvait pas dire ça avec des mots, moi j'écris parce que, bien que je le vois, je suis incapable de le peindre. Et je vois toujours les choses comme lui, à travers des fenêtres ou des portes mal fermées. Et ce que je ne savais pas, j'ai fini par le savoir. Et ce que je ne sais pas, je l'invente et c'est également vrai. Je sais que tu me comprendras et que tu me pardonneras.

Confiteor
Confiteor de Jaume Cabré - Éditions Actes Sud - 772 pages
Traduit du catalan par Edmond Raillard