Oui, mais voilà. Dès le premier chapitre, on apprend que Miguel vient d’être assassiné : il meurt bêtement, un coup après l’autre, encore et encore, sans lui laisser une chance, avec la volonté de le rayer du monde et de l’expulser sans délai de la surface de la terre, là-bas et à ce moment-là.

Maria les a beaucoup observés. Ils semblent s’entendre parfaitement, et prolonger de quelques minutes leur tête-à-tête avant que lui ne s’éloigne pour son travail. Elle, s’attarde parfois encore un peu après son départ.
Un matin, ils ne viennent plus. Maria, en voyage, ne sait pas le drame qui s’est joué non loin de la cafétéria en son absence.
C’est une collègue qui évoque l’accident devant Maria, qui travaille dans une maison d’édition (portrait très drôle d'écrivains à l'égo démesuré).
Le soir, sur Internet, elle découvre l’horreur de la situation : un matin, Miguel Devern a voulu garer sa voiture, lorsqu’un indigent faisant office de voiturier s’est mis à divaguer et injurier le malheureux mari, qui n’était pour rien dans les accusations portées contre lui.

Mais le voiturier s’est emporté et s’est jeté sur lui par-derrière, le poignardant d’une dizaine de coups de couteau mortels.

Commence alors une fausse enquête policière, au cours de laquelle Maria, témoin indirect du couple, qui la surnommait la Jeune Prudente, va rencontrer, dans la même cafétéria où elle venait avec son mari, cette femme devenue veuve. Une Luisa qui ne se remet pas de ce coup du sort. Fascinée par la tragédie, Maria va pénétrer le giron de cette famille, et y rencontrer Javier Diaz-Varela, l’ami intime du couple. Javier, devenu le confident de Luisa, l’ami indispensable qui console, et dont Maria va s’éprendre jusqu’à ce qu’une mystérieuse conversation surprise chez lui fasse basculer radicalement la situation.

Avec beaucoup d’habileté Javier Marias nous parle d’amour et de trahison. Il place son récit sous l’égide de plusieurs grands textes : Le Colonel Chabert de Balzac, l’histoire de ce soldat que tout le monde croyait mort et qui revient, bien vivant, retrouver son épouse remariée ; celle de Shakespeare, Macbeth, avec la fameuse tirade du hereafter : He should have died hereafter ou il aurait dû mourir plus tard, comme le dit mystérieusement le meurtrier, ou encore Dumas et ses Trois Mousquetaires.

Javier Marias n’a pas son pareil pour sonder l’âme humaine, notamment dans ses lâchetés et ses mensonges.
Ce n'est pas qu'une fausse enquête policière, à la recherche de la vérité, mais aussi un roman superbement mené parce que épousant totalement les pensées les plus intimes de la narratrice, nous guidant pas à pas dans son cheminement.
On ne saura jamais définitivement ce qui a provoqué la mort de Miguel Devern, et tant mieux, le lecteur est libre de se faire sa propre opinion. Mais l’essentiel se situe ailleurs.

Peut-on aimer quelqu’un qui a commis un acte répréhensible ? L’amour excuse-t-il la trahison ? Où partent les amours une fois que l’être cher a disparu ?

Si j'ai mis un peu de temps à entrer dans l'histoire, la seconde partie a tout rattrapé et ce roman est désormais mon coup de cœur de la rentrée littéraire en matière d'auteur étranger.

Intelligent, pertinent, avec beaucoup de style, Javier Marias nous livre en effet un splendide récit d’amour et de trahison, qui s’enracine dans la tradition de la littérature européenne.

Le nom de Miguel Desvern ne disparaît pas tout à fait, même si je ne l’ai jamais connu et que je l’ai vu de loin, tous les matins avec plaisir, alors qu’il prenait son petit déjeuner avec sa femme. Comme ne s’en vont pas non plus tout à fait les noms fictifs du Colonel Chabert et de Mme Ferraud, du Comte de la Fère et de Milady de Winter ou dans sa jeunesse Anne de Breuil, à qui on lia les mains derrière le dos et que l’on pendit à un arbre, afin que mystérieusement elle ne meure pas et revienne, belle comme les amours.

Alice-Ange

Extrait :

Chaque jour nous nous souvenons des très proches, et nous nous attristons chaque fois à la pensée que nous ne pourrons plus les revoir ni les entendre ni rire avec eux ou embrasser ceux que nous embrassions. Mais il n’est pas de mort qui ne soulage un peu par certains aspects, ou qui ne nous offre un avantage. Évidemment, une fois qu’elle a eu lieu, d’emblée on n’en veut aucune, probablement même pas celle de nos ennemis. On pleure son père, par exemple, mais il nous reste son héritage, sa maison, son argent et ses biens, qu’il nous faudrait lui rendre s’il revenait, nous plongeant dans l’embarras et nous causant de terribles angoisses. On pleure sa femme ou son mari, mais parfois nous découvrons, même si nous y mettons du temps, que nous vivons plus heureux et plus à l’aise sans eux ou que nous pouvons recommencer, si toutefois nous ne sommes pas trop vieux : avec l’humanité entière à notre disposition, comme lorsque nous étions très jeunes ; la possibilité de choisir sans refaire nos erreurs d’autrefois : le soulagement de ne pas avoir à supporter chez elle ou chez lui les facettes qui nous déplaisaient, et quelque chose nous déplaît toujours chez qui est toujours là, à nos côtés, en face, derrière ou devant, le mariage environne, le mariage entoure.

Comme les amours
Comme les amours de Javier Marías - Éditions Gallimard - 373 pages
Traduit de l'espagnol par Anne-Marie Geninet