Sa vengeance passe par la destruction systématique de tous les ouvrages sur lesquels il a buté pendant son enfance. Les moyens d'éradication de cette littérature imposée sont multiples : par noyade dans la Seine ; par séparation des feuillets ; par incendie dans le square voisin de la bibliothèque. Il  n'est donc pas rare de trouver des romans dans des endroits et dans un état inhabituels.

Ses victimes, il les prend dans les rayonnages de la bibliothèque, persuadés que personne ne se rendra compte de leur disparition. Lorsque que, par hasard, un usager s'avise de demander un exemplaire détruit, Thimothée s'arrange pour lui refiler en douce un roman qu'il défend, comme ceux d'Emmanuel Bove ou d'Henri Calet.

Pourtant, les romans protégés ne sont pas nombreux, Pour les auteurs français s'entend, car Thimothée a pour mot d'ordre de ne pas toucher aux romans étrangers (entre parenthèse, il faut bien avouer que le littérature étrangère est un parent bien pauvre de l'apprentissage de la littérature dans le monde scolaire). Et si les élus sont peu nombreux, les romans à détruire sont presque innombrables. dans la longue série détaillées dans le roman et qui débute par l'Astrée d'Honoré d'Urfé, on retrouve des auteurs du XXe (Malraux, Mauriac, Montherlant, Cocteau), d'autres plus anciens (Barbey d'Aurevilly), des esthètes (Mallarmé), des oubliés (Voiture). Bref, une bonne partie de la littérature y passe.

Mais le roman n'est pas qu'un jeu de massacre. Il donne à suivre la vie de Thimothée, qui se limite au quartier de l'Arsenal, ce coin du 4e arrondissement de Paris coincé entre la Bastille, la place des Vosges et la Seine, haut lieu de la garde républicaine et de ses écuries. C'est là qu'il vit, qu'il travaille, qu'il rend visite aux personnes âgées de la résidence voisine. Il ne quitte le quartier qu'à de rares occasions, comme un salon littéraire à Aurillac ou des soins dans les Vosges. Car Thimothée est un homme souffreteux. Sa vie, limitée à ses habitudes, lui permet de ne pas prendre de risque, ce qui ne compromet pas trop sa santé. Les seuls plaisir qu'il s'octroie (et encore, c'est une vengeance), ce sont la destruction de livres et quelques séances dans un cinéma X du quartier.

Ce personnage m'a beaucoup fait pensé à des Esseintes, héros de A rebours, le roman de Huysmans. Comme lui, Flandrin vit renfermé sur lui-même, ses certitudes, son savoir académique et presque encyclopédique. Et c'est peut-être là que le roman est un peu décevant. En voulant se ranger derrière son personnage cultivé, Patrice Delbourg fait un usage immodéré et presque angoissant de termes inusités, techniques ou littéraires. Ce qui donne à la lecture un aspect laborieux quand on se retrouve à devoir ouvrir le dictionnaire régulièrement. C'est d'autant plus dommage que l'intrigue, si minime soit-elle, et le personnage pourraient donner lieu à de jolis moments de littérature s'ils n'étaient pas parasités par cette démesure lexicale.

 Yohan

Extrait :

Il saisit le livre de Bohumil Hrabal, Une trop bruyante solitude, en format de poche. Il le serre un instant contre sa poitrine, son contact rugueux le rassérène. Lui aussi, bien sûr, serait sauvé. D'abord, il a vu le jour dans un pays étranger et surtout, surtout, il concrétise le parfait contre-feu de son projet insensé. Un étrange clone d'infortune. Contrairement à Hanta, le personnage mythique de Hrabal, il n'épargne pas le livre de l'équarrissage du pilon par ferveur comme un juste sauve un petit enfant juif devant la barbarie nazie, il se contente de préserver quelques ouvrages à niveau d'homme, hors du manège débilitant de ses jeunes années. Le roman tchèque rejoint sans tarder le baldaquin des livres amnistiés qui surplombe son lit et menace à chaque seconde de l'engloutir. Il lui semblait être enterré vivant sous un toit de papier plombé en forme de sarcophage. Les livres capitonnaient la tête de sa couche comme dans un cercueil. Les plus entreprenants prenaient d'assaut son abat-jour à ruchés. Une épée de Damoclès, dont il avait lui-même minutieusement évalué le degré de fiabilité, flottait au-dessus de son matelas.

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Les chagrins de l'Arsenal de Patrice Delbourg - Éditions Le cherche-midi - 322 pages