Il devrait rentrer chez lui à cette heure-là, mais au même moment une femme est en route pour le rencontrer. Elle sait qu’elle est une très belle femme. Elle demande à être reçue, laisse sa carte de visite au majordome, qui transmet au haut fonctionnaire.
Celui-ci consent à recevoir la jeune femme – et subit un choc profond.
On dirait que dans le monde, les spectres ne rôdent pas que dans la nuit. se dit-il.lls viennent aussi le matin, dans la lumière éclatante de midi.

La visiteuse est étrangère. Elle est finlandaise, mais l’homme lui trouve plutôt un air suédois. Son nom est Aino Laine, qui en finnois peut se traduire par Unique Vague. Ce qu’elle vient lui demander est simplement un appui pour un visa, un permis de séjour, la possibilité de travailler en Hongrie : elle est professeur, et parle français et anglais également.

La raison du choc éprouvé par le haut fonctionnaire tient au fait que Aino Laine, Unique Vague, ressemble trait pour trait à la femme qu’il a aimée – et qui s’est suicidée peu de temps auparavant. Les deux silhouettes se superposent devant ses yeux et embrouillent son esprit.
Est-ce un hasard, un signe, ou même la main de Dieu qui a conduit cette finnoise auprès de lui ?

Commence alors le récit des quelques heures que cet homme et cette femme vont passer ensemble : il l’invite en fin de journée pour une soirée à l’Opéra, et ils auront ensuite une longue discussion qui les conduira jusqu’au petit matin.

L’homme, qui entre temps va faire revivre sa bien-aimée, aura compris à la fois les raisons de son geste – elle aimait également un autre homme, brillant scientifique, passionné par ses recherches au point d’exclure toute présence féminine à ses côtés – mais aussi les fils mystérieux tissés en secret entre lui, la femme aimée, le chimiste passionné, et la belle Aino Laine qui ne savait rien de tout cela.
Une nuit unique – comme la vague qui donne son nom à la jeune femme – au cours de laquelle les tourments de cet homme se liront à livre ouvert.

Avec une très belle métaphore, celle des mouettes, que l’on peut voir sur le pont entre Buda et Pest, Sandor Marai file l’idée qu’un vent mystérieux pousse les êtres les uns vers les autres et vers leur destin.

Écrit en 1943, un an après Les Braises, et d’un style au charme suranné, ce roman parle, avec beaucoup de subtilité, d’une époque qui voit le monde se décomposer pour en laisser apparaître un autre, dans lequel on peut déjà lire les prémisses de la mondialisation.

Dis-moi, mon cœur, est-ce cela l’amour ? Cette question simple et diabolique plane sur le récit, rejoignant ainsi, comme s’il en était un mystérieux aïeul, la préoccupation d’une Alice Zeniter quelque soixante-dix ans plus tard, dans son Triste dimanche, révélé également par l’éditeur Albin Michel.

Avec une réflexion finale en forme de clin d’œil sur la littérature, qui, dit le personnage de haut fonctionnaire, ne pourrait jamais traiter d’une histoire aussi mystérieuse.
Notre grand auteur hongrois démontre que c’est pourtant possible, et avec beaucoup de doigté.

Alice-Ange

Du même auteur : L'étrangère

Extrait :

C’est effrayant qu’Il existe en plusieurs exemplaires sur cette terre, tout comme moi, qui ne suis pas non plus une créature aussi originale et unique que je l’imagine le matin devant ma glace en me rasant. (…) Ce qui est effrayant également c’est que ce double m’ait retrouvé, dans une ville où habitent un million de personnes : en entrant dans une ville où elle est étrangère, cette femme est arrivée précisément chez l’homme qui avait déjà eu affaire à une autre femme au physique semblable. Elle m’a cherché dans cette ville où vivent des milliers de gens de manière aussi efficace que les oiseaux sauvages qui trouvent de la nourriture dans l’espace infini … oui, comme les mouettes qui atterrissent ici, guidées par leur instinct qui les emmène du Nord dans cette direction parce que, dans leur lutte pour la vie, elles espèrent y trouver les conditions atmosphériques et la subsistance dont elles ont besoin.

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Les mouettes de Sándor Márai - Éditions Albin Michel - 226 pages
Traduit du hongrois par Catherine Fay