Dans Fiction, qui est la nouvelle que je préfère, Joyce vit dans une belle maison en bois, au cœur d’une vraie forêt de pins Douglas. Jon, son mari, restaure et fabrique du mobilier en bois, tandis que Joyce est professeur de musique. Jon et Joyce s’étaient connus au lycée dans une ville industrielle de l’Ontario. Joyce avait le deuxième QI le plus élevé de leur classe et Jon le plus élevé du bahut et probablement de la ville.
Cela ne les empêcha pas de partir à la découverte du monde, puis de se former chacun à un métier qui n’était pas intellectuel. Tout va donc bien dans la vie de Joyce. Jusqu’à l’arrivée de Edie. Edie est une jeune fille qui a décidé d’apprendre l’ébénisterie. Et qui devient donc l’apprentie de Jon. Apparemment tout sépare Edie de Joyce. Ce n’est pas qu’elle est réellement bête, mais elle a des idées très arrêtées sur tout un tas de choses. Elle dispose cependant d’une grande qualité aux yeux de Jon : elle n’est pas bavarde.
Peu à peu Edie intègre la vie de Jon et Joyce comme s’incorporent les œufs en neige dans un gâteau. Et Jon se met à parler comme elle. De nouveaux mots apparaissent dans sa bouche : « menacée », « pinard », « fragile » ; des mots qu’il n’aurait jamais utilisés jusque là.
Elle aurait dû comprendre, et à ce moment précis, même si lui était encore bien loin de le savoir, qu’il était en train de tomber amoureux.
En train de tomber. Cela suggère une certaine durée, subreptice. Mais on peut l’envisager plutôt comme une accélération, l’instant ou la seconde de la chute. Jon n’est pas amoureux d’Edie. Paf. Maintenant il l’est. (…) Il avait passé les sombres mois d’hiver cloîtré dans son atelier, exposé aux émanations pleines d’assurance d’Edie. C’est comme tomber malade à cause d’une ventilation défectueuse.
Edie a supplanté Joyce dans le cœur de Jon, et naturellement elle vient s’installer avec Jon dans la belle maison de bois, avec son enfant. Les seuls bons moments que passent Joyce sont désormais ceux où elle fait travailler l’enfant d’Edie en musique, et la ramène ensuite chez elle en voiture, la cuisinant au passage pour essayer de savoir comment ça se passe entre sa mère et son ex-compagnon.
Dans la seconde partie, on est tout de suite en face d’une Joyce nouvelle, mariée à un certain Matt, neuropsychologue et violoniste amateur. On les voit aux prises avec la grande fête d’anniversaire de Matt. Tout a l’air d’aller pour le mieux pour Joyce, qui règne en maîtresse de maison sur la famille de son conjoint et ses nombreux descendants. Jusqu’à ce qu’un petit incident gâche toute la fête de Joyce. Une certaine Christie se moque d’un compositeur, qui doit être probablement Buxtehude. Et cela suffit à déstabiliser Joyce : L’espace d’un instant, elle ne sait plus quoi faire ni où aller
.
En discutant avec son mari, elle apprend que la fameuse Christie à l’air boudeur est écrivain. Ou plutôt qu’elle vient de faire paraître son premier livre, Comment faire pour vivre. Un titre que Joyce trouve stupide. Qu’elle achète néanmoins pour en savoir plus. C’est un recueil de nouvelles. Mais lorsqu’elle va tomber sur le titre Kindertotenlider (ou Chants sur la mort des enfants) et lire les premières lignes, Elle habitait avec sa mère, une maison entre les montagnes et l’océan
, Joyce va réaliser qui se cache en fait derrière le personnage de l’écrivain Christie ….
Voilà typiquement comme Alice Munro nous décrit les tourments de l’âme humaine, et notamment de celle des femmes. Elle n’a pas son pareil pour débusquer tout ce que l’on tente de cacher à ses proches et lever les masques que l’on emprunte dans la vie de tous les jours.
Certaines de ses nouvelles font froid dans le dos, comme dans Jeu d’enfant qui décrit les relations très ambiguës entre une petite fille normale, Charlene, sa meilleure amie de colonie, Marlene, et Verna, une petite fille de leur âge, handicapée mentale. Des relations très cruelles.
Enfin dans Trop de bonheur, qui donne son titre au recueil, l’auteur canadienne brosse le portrait d’une mathématicienne de haut vol, doublée d’une romancière, russe de nationalité, à la sortie de la Commune de Paris. Une nouvelle aux accents très tchékhoviens.
Avec beaucoup de sensibilité pour l’âme humaine, et une écriture à la pointe très acérée, Alice Munro campe des personnages dont on garde un souvenir précis bien après avoir refermé le recueil.
Prix Nobel de Littérature, elle mérite vraiment d’être lue en France pour son talent avéré – les nouvelles ne sont pas un genre mineur, qu’on se le dise !
Alice-Ange
Extrait :
Il y avait une chose en particulier que Joyce adorait voir pendant ce retour chez elle, quand elle s’engageait sur le chemin de leur domaine. A l’époque, beaucoup de gens, même certains des propriétaires de chaumines, installaient des portes-fenêtres à deux vantaux qu’on appelait portes patio – même si, comme Jon et Joyce, on n’avait pas de patio. On n’y mettait d’ordinaire pas de rideaux et le double rectangle de lumière semblait un signe ou une promesse de confort, de sécurité, et de plénitude retrouvée. Pourquoi les portes vitrées faisaient naître ce sentiment plus que les fenêtres ordinaires, Joyce n’aurait su le dire.
Peut-être parce que la plupart n’étaient pas seulement faites pour regarder vers l’extérieur, mais pour ouvrir directement sur l’obscurité de la forêt, et montrer sans détour le havre du foyer. Visions de gens en pied devant le fourneau ou la télé – scènes qui l’enchantaient même si elle savait qu’elles n’auraient rien d’extraordinaire vécues de l’intérieur.
Trop de bonheur de Alice Munro - Éditions de L'olivier - 317 pages
Traduit de l'anglais (Canada) par Jacqueline Huet et Jean-Pierre Carasso
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