En Thaïlande, les lois sont très sévères pour ce genre de délit et Manuel risque la peine de mort s’il ne se déclare pas coupable.
Que venait-il faire à Bangkok ? En fait il n’était là que de passage et se préparait à repartir pour Tokyo, à la recherche de sa sœur Juana disparue depuis quatre ans. Ému par le sort de ce jeune homme sensible et intelligent et convaincu de son innocence, le consul, à la prière de Manuel, se lance à son tour sur les traces de Juana, d’abord à Tokyo profitant d’une invitation du  cercle Cervantès de cette ville, puis, plus étonnamment, à Téhéran…

Prières nocturnes débute par un long flash-back. Le consul, qui est aussi le narrateur, est revenu à Bangkok pour se souvenir ; il se souvient de l’histoire singulière de Juana et Manuel Manrique et leur laisse la parole. C’est donc un récit à trois voix qui ouvre sur d’autres histoires possibles, plus une quatrième voix, celle d’une mystérieuse Inter-Nette qui, dans des monologues sarcastiques intervient à la façon des chœurs antiques pour mieux faire sentir l’atmosphère délétère d’alcool, de drogue, de sexe et de corruption qui imprègne le roman.

Manuel et Juana sont issus de ce que Manuel nomme :

une famille de la classe moyenne limite, ou, comme on dit dans les pages financières des journaux, économiquement fragile avec une tendance marquée à la baisse. Une famille durement touchée par la crise et les chiffres noirs de la consommation, reléguée à l’ombre des statistiques, dans les colonnes douteuses du libéralisme et de l’économie de marché.

Tous deux vivent dans la détestation de leur milieu et de leurs parents conservateurs et grands admirateurs du président Alvaro Uribe (2002-2010). Ils ne songent qu’à fuir, ce qu’ils font déjà dans la littérature et le cinéma. Manuel plus rêveur, ne se sent heureux que dans ses livres ou à l’Université ou encore lorsqu’il peint sur les murs de sa ville de splendides graffitis nés de son monde intérieur. Manuela, plus pratique, passe à l’action pour gagner l’argent qui leur permettrait de réaliser leur rêve, et se venger d’une société où ils ne trouvent pas leur place : elle va se servir de son corps pour infiltrer les sphères du pouvoir, où la collusion entre le narcotrafic, la police et l’armée est patente.

Santiago Gamboa dresse là un tableau très sombre des années Uribe, pendant lesquelles sous couvert de lutte contre le terrorisme des Farc, des milliers d’innocents furent assassinés. Mais le romantisme de Manuel et le pragmatisme cynique de Juana vont se heurter à des forces plus puissantes qu’eux : Juana ne parvient à sauver sa peau qu’en s’enfuyant à Tokyo pour tomber dans un réseau de prostitution. Pendant ce temps, la vie de Manuel ne tient qu’à un fil.

On le voit, le roman de Santiago Gamboa est un livre très noir, éclairé cependant par l’humanité d’un consul sympathique, assez porté sur le gin, qui descend en droite ligne du consul de Au-dessous du volcan ou de celui de Marguerite Duras dans India song. Il est éclairé surtout par l’amour et les rêves d’un frère et d’une sœur qui ont lu Rimbaud : Et à l’aube armés d’une ardente patience, nous entrerons aux splendides villes<:q>. Cette phrase revient, obsédante, dans ce roman truffé de références littéraires et cinématographiques.

Prières nocturnes est un document saisissant sur la réalité de la Colombie, mais ouvre aussi sur des ailleurs : Bogotà, Delhi, Bangkok, Tokyo, Téhéran, des villes souvent fantasmées, entre lesquelles se tissent des liens imprévus. Ce roman qui oscille entre mélancolie et critique virulente souvent doué d’une grande force poétique, est au final un roman d’amour, comme l’affirmait Manuel.

On l’aura compris, j’ai beaucoup aimé ces Prières nocturnes.

Du même auteur : Perdre est une question de méthode

Marimile

Extrait :

Simplement, un jour, j’ai remarqué qu’elle n’était plus là.
Alors a commencé cette succession d’idées, d’images intolérables  de paroles blessantes. Ma première réaction a été de prendre mon sac et de peindre Juana sur tous les murs de la ville : ses yeux, la paume de sa main soutenant sa mâchoire, une expression souriante, sa silhouette marchant vers moi et une interrogation : où es-tu ? Il était pour moi inconcevable que le monde continue de tourner sans elle, que le soleil se lève, qu’il y ait des pousses sur les troncs d’arbres et des catastrophes dans des pays lointains. Pourquoi la roue ne s’arrêtait-elle pas ? Un jour, sur la 30ème rue je suis passé devant un de mes dessins et j’ai vu qu’un graffiteur anonyme avait écrit à côté : « Pourquoi tu ne reviens pas ? Tu ne vois pas qu’elle souffre ? » D’une certaine façon la ville me répondait.
On l’a tuée, j’ai pensé, elle doit être dans une des fosses communes de ce pays riche en cimetières, notre beau territoire national, son corps doit être en train de pourrir, ses os de se séparer sans que personne ne les caresse, sans que j’ai pu les embrasser.
Où es-tu Juana ?

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Prières nocturnes de Santiago Gamboa - Éditions Métailié - 312 pages
Traduit de l'espagnol (Colombie) par François Gaudry