Luanda 1975. A la veille de l'indépendance, Ludovica ou Ludo agoraphobe décide de s'emmurer dans son appartement. Ainsi elle se protège, se dissimule du reste du monde. Cahin-caha, elle survie ainsi avec son chien Fantôme pendant trente ans, sortant parfois sur sa terrasse transformé en potager.
Même si l'auteur s'est lancé dans une fiction, il a toutefois puisé dans les dix cahiers de notes, photos des textes et fusains réalisés sur les murs de sa maison par Ludovica. Car cette femme a réellement existé et connu cet enfermement volontaire.
La vie s'organise entre les coupures d'eau ou/et d'électricité. Dans les jardinières de la terrasse, elle plante mais, haricots, patates, citrons. Au crépuscule, quand elle en a le courage, elle observe de sa terrasse la vie en dessous : les manifestations, les courses poursuites entre bandes armées... la violence du monde qu'elle ne comprend pas.
Dans cette théorie générale de l'oubli, Ludo ne finit pas seule. Un jour elle a la visite d'un gamin des rues. Peu à peu ils vont s'apprivoiser et vivre la fin de la guerre civile ensemble. On suivra également les aventures mouvementés d'autres personnages haut en couleurs : un ancien agent de la sécurité politique, des voisins, une infirmière, une gueule cassée adopté par les Kuvale. Tous ont besoin un jour d'oublier leur ancienne vie, la prison, le danger, la politique, de créer autre chose, de retrouver la paix. Tous sont d'excellentes occasions pour J. E. Agualusa d'exercer son talent de conteur. On se laisse vite embarqué par ses mots, son portrait sans concession d'un pays plein de tourmentes. L'Angola comme un volcan en éternelle ébullition. Peu à peu, on est gagné par sa théorie générale de l'oubli.
Le roman est découpé en chapitres titres, des haïkus et des morceaux choisis dans les carnets de Ludo. Ainsi grâce à J.E. Agualusa, on entre mieux dans l'esprit de cette femme seule, perdue, si touchante, si fragile. Parfois, l'auteur glisse quelques clins d’œil à des artistes ou écrivains. Ainsi Ludo se plonge dans la lecture de sa belle bibliothèque qui finira brûlée pour sa cuisine et écoute Brel – dont il intègre même les paroles de La ville s'endormait dans son texte -, Brassens, Reggiani sur son électrophone entre deux coupures d'électricité.
Même si ce roman semble moins fort que son beau Le marchand de passés ou bien son magistral Barroco Tropical, il marque tout autrement, plus en profondeur. Il me conforte dans l'idée que J. E. Agualusa est un excellent auteur à découvrir et à suivre longtemps. Laissez vous conquérir.
Du même auteur : Le marchand de passé, Barroco Tropical
Dédale
Extrait :
Très souvent, en regardant les foules qui s’acharnaient autour de son immeuble, cette vaste clameur de klaxons et des sifflets, de cris, de supplications et de jurons, elle éprouvait une terreur profonde, une sensation d’encerclement et de menace. Chaque fois qu'elle avait envie de sortir, elle cherchait un titre dans la bibliothèque. Pendant qu'elle brûlait peu à peu les livres, après voir fait du feu avec tous les meubles, les portes, les lames du parquet, elle sentait qu'elle perdait la liberté. C'était comme si elle boutait le feu à la planète. En brûlant Jorge Amado, elle avait cessé de pouvoir revisiter Ilhéus et São Salvador. En brûlant Ulysse de Joyce, elle avait perdu Dublin. En se défaisant des Trois tigres tristes elle avait vu la vielle Havane en flammes. Il restait moins de cent livres. Elle les gardait plus par obstination que pour en faire usage. Elle voyait si mal que même à l'aide d'une énorme loupe, même en plaçant le livre en plein soleil, transpirant comme dans un sauna, elle mettait un après-midi entier à déchiffrer une page. Dans les derniers mois, elle avait commencé à écrire ses phrases favorites des livres qui lui restaient, en lettres énormes, sur les murs encore libres de l'appartement. Très bientôt, pensa-t-elle, je serai vraiment prisonnière. Je ne veux pas vivre en prison. Elle s'endormit. Un léger éclat de rire la réveilla. Le gamin était de nouveau devant elle, silhouette frêle se découpant sur la lumière tumultueuse du soleil couchant.
La théorie générale de l'oubli de José Eduardo Agualusa - Éditions Métailié - 173 pages
Traduit du portugais (Angola) par Geneviève Leibrich
Commentaires
lundi 17 février 2014 à 11h12
Dédale, grâce à toi j'avais découvert J.E. Agualusa (un très beau nom en plus) et ses deux romans publiés chez Métailié. Une fois de plus, merci à cette maison d'édition. Dès que je pourrai, je vais me lancer dans "La théorie générale de l'oubli", là aussi un beau titre.
lundi 17 février 2014 à 12h45
Oui, merci Dédale. J'ai moi aussi découvert Agualusa grace à toi et j'ai adoré en particulier le marchand de passé. Encore un roman qui va allonger la LAL !
mardi 18 février 2014 à 11h02
Marimile, Rose, ravie de vous avoir été utile. Et consolée aussi, car ainsi il n'y a pas que moi avant une lonnngue liste à lire.
jeudi 17 avril 2014 à 14h33
A mon tour j'ai été conquise par cette théorie générale de l'oubli, une tentation à laquelle souvent nous avons envie de succomber. Ce roman est peut-être moins baroque que les précédents, mais la violence de toutes les années de guerre civile y'est présente sans fard, sans le déguisement du fantastique. Un très beau livre.
mercredi 23 avril 2014 à 09h45
Superbe !
mercredi 23 avril 2014 à 20h43
N'est-ce-pas ?
J'ai vraiment hâte de lire le prochain roman, de découvrir où et vers quoi cet excellent auteur va nous embarquer.