Au commencement je ne sais pas que j’ai un corps. Que mon corps et moi on ne se quittera jamais. Je ne sais pas que je suis une fille et je ne vois pas le rapport entre les deux.

La narratrice qu’on découvre donc d’abord enfant est une sorte de garçon manqué, c’est du moins comme cela qu’on nomme ce type de fille qui grimpe sur les bancs du square, escalade le toboggan par en dessous, ou se pend par les genoux. Le tout plus en short qu’en robe. Elle chasse le féminin qui est en elle mais ne le sait pas…

Brigitte Giraud raconte son histoire par ses failles. Et c’est cela qui la rend si attachante, cette petite qui va grandir. Elle raconte la mère couturière qui voudrait avoir une jolie petite fille à pomponner. Elle raconte l’arrivée du petit frère, le père, probablement flic, qui disparaît régulièrement le dimanche parce qu’il y a un meurtre ou un suicide à élucider.
Dans son récit toujours au présent, elle décrit le massacre des poupées, les vacances à la mer avec les peurs de la mère devant l’inconnu, et les interdits qui se multiplient.

C’est pénible d’avoir un corps, une surface de peau aussi étendue. Me vient l’idée qu’on pourrait s’ôter la peau, la suspendre sur un fil.

C’est une époque où on n’imagine pas que fumer en voiture peut être dangereux pour les enfants, ou qu’on craindra un jour la pollution et le sida. On ne parle pas beaucoup aux enfants. La narratrice découvre le conte de Peau d’Âne, mais n’a pas idée de quoi il retourne.
Plus tard, la narratrice raconte la surveillance de la mère sur le corps de l’adolescente pour qu’elle ne grossisse pas, et l’alternance entre régime et boulimie.

Et puis le corps change.
Il y a la période où les garçons prennent toute la place dans la tête. Puis un seul garçon.
Elle évoque alors avec beaucoup de pudeur les questions de contraception – et d’avortement.

Avec le garçon commence la découverte d’un autre corps. Ce qui arrive après n’est pas le bout du monde, c’est juste son commencement. Ce qui se passe alors n’est le résultat d’aucune décision, d’aucune volonté. C’est la métamorphose qui opère, la lente transformation, la peau sous la peau. Ensuite, ce sera la passion pour ce corps partenaire, et la sensation de manque quand il part faire son service militaire.

La troisième partie décrit la vie des corps à deux.
Nous sommes deux ombres chinoises qui bougent les bras, s’agitent, se penchent, s’asseyent, se lèvent, à la façon de personnages animés. Nos gestes nous définissent, dessinent un halo autour de nos silhouettes, une zone vibrante remplie d’ondes électriques. Nous sommes aimantés l’un à l’autre, dépendants, complémentaires.

Brigitte Giraud parle des virées à moto, corps à corps, de la chute, de l’hôpital. De la musique, et de l’effet d’un concert sur le corps. De Londres, et d’Amsterdam.
La narratrice devient libraire. Pour le moment, elle ne veut pas d’enfant. Ou du moins, est tiraillée par des désirs contradictoires.
Et puis viennent peut-être les meilleures pages avec le corps d’une femme enceinte – jusqu’à l’accouchement.

Avec beaucoup de sincérité, Brigitte Giraud décrira l’arrivée du bébé, les corps de la mère et de l’enfant accolés, puis les premières années du petit Yoto, jusqu’au drame final.

Comme une sorte de Journal d’un corps de Daniel Pennac version féminine, Avoir un corps décrit une histoire très sensible et sensuelle. Très touchante, Brigitte Giraud vise juste. Comme dans Une année étrangère ou dans Pas d’inquiétude elle nous parle de nos vies d’aujourd’hui – tout en dépliant un univers bien à elle.
Mais ici elle retrouve le je de L'amour est très surestimé.

Un univers qui fonctionne à merveille.

Alice-Ange

Du même auteur : L'amour est très surestimé

Extrait :

Je me demande à quoi tient le désir, pourquoi le corps tressaille, pourquoi le ventre se creuse quand l’autre apparaît. A quoi tient cette fascination, cette façon de changer chaque détail du corps de l’autre, chacune de ses paroles, chacune de ses attitudes en une exception ? Pourquoi tout en l’autre est événement, étonnement ? La voix surtout, le grain unique, la façon de composer les phrases, les intonations, les silences, les sous-entendus. Pourquoi, une fois que l’amour aura passé, s’il passe, les mêmes gestes, la même démarche deviendront invisibles voire insupportables ?

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Avoir un corps de Brigitte Giraud - Éditions Stock - 235 pages