Au début est donc Simon Limbres, jeune homme de dix-neuf ans dont le cœur bat au rythme de ses émotions, de ses amours, de sa passion pour le surf : bref, le cœur normal d'un garçon de cet âge. Au retour d'une session nocturne de surf avec deux amis, le conducteur fatigué s'endort et leur camionnette percute de plein fouet un poteau. Simon, le seul à ne pas avoir de ceinture est projeté sur le pare-brise : coma, état de mort cérébrale.
A partir de là, s'enclenche un processus rigoureux qui va amener les parents assommés par le choc et la douleur à accepter d'abord la mort, puis le don d'organes de leur fils, sauf les yeux, la mère ne peut s'y résoudre.
C'est au médecin Pierre Révol que revient la difficile tâche d'annoncer aux parents, Marianne et Sean, la mort de Simon : Simon est en état de mort cérébrale. Il est décédé. Il est mort.
Trois mots sans appel, qui figent un état du corps.
Intervient ensuite Thomas Remige, un des trois cent infirmiers coordinateurs des prélèvements d'organes et tissus du pays
. Il propose l'impensable aux parents, le don d'organes de leur fils, d'abord refusé, puis accepté, dans une sorte de sidération.
A ce stade-là, les parents s'effacent et se met en place tout le système qui relie le donneur aux receveurs potentiels : compléments de données, appels téléphoniques, alertes aux hôpitaux, on avise les patients concernés, particulièrement Claire, 51 ans qui va recevoir le cœur d'un inconnu de dix-neuf ans. Puis ce sont les opérations proprement dites, prélèvements des différents organes choisis, transport, enfin à l'autre bout de la chaîne, le remplacement du cœur défaillant de Claire par celui intact de Simon.
L'auteure décrit toutes ces étapes avec la même précision, la même efficacité que les équipes chirurgicales en action. Aucun pathos, aucun voyeurisme non plus, même si rien n'est épargné au lecteur : la douleur incommensurable de Marianne et de Sean, les détails de l'opération.
Les soignants ne sont pas considérés comme des machines faisant simplement leur travail, ils apparaissent dans toute leur dimension humaine, fortement individualisés, avec leur vie personnelle, leurs passions : Thomas et le chant, l'infirmière Cordélia Owl et ses amours bancales.
Réparer les vivants écrit dans une langue superbement travaillée est un livre fort et peut-être dérangeant. Maylis de Kerangal mène son projet de bout en bout avec une stupéfiante maîtrise. Au final, c'est la vie qui prévaut. Mais celle de parents orphelins de leur enfant peut-elle être réparée ?
Du même auteur : Naissance d'un pont, Tangente vers l'Est
Marimile
Extrait :
La rue est silencieuse, elle aussi, silencieuse et monochrome comme le reste du monde. La catastrophe s'est propagée sur les éléments, les lieux, les choses, un fléau, comme si tout se conformait à ce qui avait eu lieu ce matin, en arrière des falaises, la camionnette peinturlurée écrasée à pleine vitesse contre le poteau et ce jeune type propulsé tête la première sur le pare-brise, comme si le dehors avait absorbé l'impact de l'accident, en avait englouti les répliques, étouffé les dernières vibrations, comme si l'onde de choc avait diminué d'amplitude, étirée, affaiblie jusqu'à devenir une ligne plate, cette simple ligne qui filait dans l'espace se mêler à toutes les autres, rejoignait les milliards de milliards d'autres lignes qui formaient la violence du monde, cette pelote de tristesse et de ruines, et aussi loin que porte le regard, rien, ni touche de lumière, ni éclat de couleur vive, jaune d'or, rouge carmin, ni canson échappée d'une fenêtre ouverte, ni odeur de café, parfum de fleurs ou d'épices, rien, pas un enfant aux joues rouges courant après un ballon, pas un cri, pas un seul être vivant pris dans la continuité des jours, occupé aux actes simples, insignifiants, d'un matin d'hiver : rien ne vient injurier la détresse de Marianne, qui avance, tel un automate, la démarche mécanique et l'allure floue. En ce jour funeste.
Réparer les vivants de Maylis de Kerangal - Éditions Verticales - 281 pages
Commentaires
samedi 22 février 2014 à 20h14
Je trouve que Maylis de Kerangal fait partie des auteures contemporaines les plus intéressantes. J'avais vraiment été "scotchée" par la lecture de
. J'avais aussi beaucoup apprécié .Et en plus je trouve qu'elle s'attaque à des sujets vraiment différents : ici la transmission d'organe, et les questions de société qu'elle suggère. Bravo pour ce billet, il donne vraiment envie de courir en librairie pour se délecter du style de Maylis de Kerangal dans un sujet d'une grande actualité.
dimanche 23 février 2014 à 18h58
Merci Alice-Ange. Je n'ai pas encore abordé "Naissance d'un pont" mais je sais qu'il a frappé tous ceux et celles qui l'ont lu.En tout cas avec "Réparer les vivants" M. de Kerangal frappe encore trè fort.
dimanche 23 février 2014 à 21h46
Même réaction qu'Alice-Ange à la lecture de "Corniche Kennedy" et surtout "Naissance d'un pont". Subjugué par l'écriture, accroché par les personnages. Et tout ça en prise avec le réel. Merci pour cette invitation à continuer à lire cette romancière.
lundi 24 février 2014 à 14h57
D-du-sud, elle en vaut la peine!
mercredi 26 février 2014 à 16h29
Je viens également de le terminer, un vrai régal. C'était effectivement déjà le cas avec "Naissance d'un pont", une langue fluide, une phrase caressante. J'admire l'ambition d'écriture de l'auteur qui sublime un sujet pourtant difficile (tant sur le plan émotionnel que technique) et la délicatesse avec laquelle elle réussit l'exercice.
Voilà ce que j'en ai dit : http://motspourmots.over-blog.com/2...
mercredi 26 février 2014 à 19h14
Serais-je seul sur la Terre à ne pas apprécier les romans de M de Kerangal? J'ai tenté de lire Réparer les vivants et me suis arrêté au bout d'une bonne centaine de pages. Certes, difficile de lui ne pas lui reconnaître certaines qualités d'écriture : de l'énergie, de la profusion, de la flamboyance ; et, c'est une qualité de romancier, un souci de l'exactitude dans la peinture du monde médical. Mais que d'enflure! Que d'emphase ! La moindre péripétie, aussi triviale, aussi accessoire, aussi prévisible soit-elle, donne lieu à une débauche d'images et une dramatisation si excessives et si continues que la narration étouffe dans une sorte de paroxysme permanent. Aucun rythme, aucun silence, aucun suspens du sens dans ce récit bavard. Ma lecture a oscillé entre une impression d'agacement devant tant de toc (de cette espèce pléthorique qui brouille le jugement dans une profusion d'effets) et une espèce de révolte intime contre cette tentative d'accaparer mon attention et ma sensibilité (si, j'en ai une!)au moyen du pathétique le plus insidieux. L'extrait présenté, empesé d'images et d'extrapolations abstraites ("des milliards d'autres lignes qui formaient la violence du monde"!), dramatisé en flux tendu, est particulièrement éloquent.
jeudi 27 février 2014 à 20h59
Nicole, vous avez été subjuguée, Stéphane vous avez détesté....rien à ajouter, sinon que, Stéphane, vous parlez de "flamboyance", ce qui semble aproprié, mais je n'ai vu là aucune enflure. Merci de toute façon pour les retours, toujours intéressants à lire.
mardi 18 mars 2014 à 19h41
Je viens de terminer la lecture de
- d'une traite - et je suis encore sous l'enchantement.Ce roman est haletant, passionnant, et file autour du coeur une métaphore complète : qu'est-ce en effet que cet organe principal, longtemps considéré comme le signe de la vie - et de la mort ? à quoi ressemble-t-il ? Comment se passe une greffe du coeur ?
Maylis de Kerangal a plongé totalement dans l'univers médical, vingt quatre heures durant, avec beaucoup de talent.
Comme dans elle explore avec beaucoup d'énergie tout l'itinéraire d'un coeur de donneur à un corps prêt à le recevoir.
Et ses personnages sont toujours aussi vivants et attachants : Marianne, la mère, Révol, l'interne, Cordélia Owl, la belle infirmière, Thomas Remige, le chanteur, Harfang, le ponte en chirurgie cardiaque, Virgilio qui va l'assister : il faudrait tous les citer tellement ils nous apparaissent vivants à chaque entrée.
Profondément visuel, l'univers de Maylis de Kerangal rappelle le film
de Pedro Almodovar par le début : un film choc comme ce livre, qui est un coup de poing et nous réveille de bon matin, comme la vague réveille Simon et ses copains. On retrouve l'univers de : l'auteur sait très bien parler des adolescents ou des jeunes adultes plein de vie, c'est sa marque de fabrique.Et qui pose enfin les questions d'aujourd'hui, dont celle du don d'organe, mais toujours sans pathos, avec beaucoup de précision et de rigueur. Et d'humanité aussi - surtout.
Bravo à Maylis de Kerangal, qui vient d'obtenir le Prix du Roman des étudiants France Culture / Télérama
vendredi 25 avril 2014 à 20h38
J'aime les livres de Maylis de Kerangal : Corniche Kennedy / Tangente vers l'Est/ Construire un pont /
J'aime sa façon de traiter des sujets lourds, complexes, techniques.
Avec sérieux (elle doit se documenter à mort), avec grâce, avec humanité, humour, légèreté de façon à rendre accessible à ses lecteurs des problèmes auxquels ils n'ont pas l'habitude de réfléchir : la densité du béton par exemple ou l'irruption des oiseaux migrateurs à un moment clé du chantier de construction du pont !
Dans son dernier livre : Réparer les vivants,l'auteur se surpasse : précision, rapidité, humanité, poésie... Tous les aspects de la question des greffes sont évoqués sans jamais lasser, ennuyer. C'est technique et on ne s'ennuie pas, on comprend tout, les enjeux, les risques, les problèmes affectifs ,c'est humain et on est de tout cœur avec chacun des personnages. Elle provoque l'empathie sans mièvrerie jamais. Les protagonistes de cette histoire sont tous excellents, dans l'excellence de leur passion, de leur métier : ils vont le plus loin possible, jusqu'au bout d'eux-mêmes : le père avec ses canoés, le fils avec le surf, le coordinateur-infirmier avec son chant et ses responsabilités, les chirurgiens et tout le personnel médical, la future greffée... J'aime l'exigence qu'elle a pour ses personnages, elle en fait des gens debout, extrêmement vivants, au plus haut fait de leurs possibilités et de leurs compétences. C'est peut-être la mère qui est la plus "normale", excellente dans rien de particulier sauf le courage... Bref, j'ai adoré ce livre non exempt aussi d'ironie et d'humour, dont la tendresse pour l'humanité est toujours vive ! C'est un sujet grave et un livre réconfortant.
samedi 3 mai 2014 à 17h51
Merci Katedulub pour ce retour et cette analyse. Je suis d'accord avec vous sauf sur un point: je n'ai pas trouvé ce livre spécialement réconfortant...