Les personnages de Contrepoint ne portent pas de nom. Il y a « la femme » ou peut-être « la mère », « la fille », « le garçon ». On sent chez l’auteure une volonté de mise à distance, de dépouillement. Cette mère, cette fille, ce pourrait être toutes les mères, toutes les filles, ce pourrait être elle-même : La femme au crayon, penchée sur la table, lisait une partition de poche des Variations Goldberg.
La femme, une pianiste renommée, a décidé de se remettre sérieusement à l’étude des Variations Goldberg de J.-S. Bach qu’elle jouait autrefois avec sur chaque cuisse un enfant.
L’aria, en particulier, cette sarabande lente et solennelle, était le morceau préféré de la fille. Reprendre l’étude des Variations, c’est rétablir un lien avec sa fille : Elle voulait seulement penser à sa fille. La fille quand elle était bébé, fillette, jeune femme.
Mais peut-on faire qu’un souvenir très précis - une fête enfantine, la jeune fille écoutant sur un plateau de télévision la célèbre aria sous le regard aimant de sa mère - soit exactement la scène vécue alors, ou n’est-ce qu’une pâle copie, un simple reflet de ce qui fut ? Cessant de tergiverser et de se poser des questions, la femme ouvre le piano.
Patiemment, méthodiquement, la musicienne étudie d’abord les différentes éditions des partitions des Variations, puis compare, analyse, décortique. Les trente variations autour du thème premier, l’aria, qui forment autant de chapitres du livre, sont ainsi travaillées, groupe par groupe, note par note. Chaque chapitre ouvre sur la première portée de chaque variation. En « contrepoint », surgit, lumineux, orageux, doux ou triste, un rappel du passé.
De même que, peu à peu l’artiste construit « sa » version de l’œuvre, elle reconstruit l’univers d’une famille unie et heureuse, l’évolution d’une fille d’abord en symbiose avec sa mère, puis adolescente désireuse de s’émanciper et prenant enfin son envol. Mais tout ne se fait pas sans mal : parfois la musicienne se bat avec une partition qui lui échappe. Que voulait donc Bach ? pourquoi une telle tempête de petits motifs, un amoncellement d’arpèges maladroits… A un rythme rapide, cela ne ressemblait plus à rien, à une musiquette bâclée et flottante dont l’essence vous échappait
(Variation 4). Elle explore là les limites d’une interprétation, de même qu’elle explore avec l’écriture les limites d’une traduction de la douleur. L’aria finale, la même que celle du début, mais qui n’est cependant plus tout à fait la même car en elle résonne l’écho des trente variations qui l’ont précédée, sera jouée sans répétition, cette fois, comme un regard en arrière sur le tout début. Un résumé. Une conclusion. Un adieu.
Contrepoint écrit dans une langue épurée, sobre et pudique, est un très beau roman qui dit le pouvoir de la musique, mais aussi de l’écriture, qui peuvent aider à « réparer », l’une disant ce que l’autre est impuissante à exprimer. Dois-je dire pour terminer que j’ai couru chez mon disquaire préféré acheter les Variations interprétées par Glenn Gould ? C’est dit.
Marimile
Extrait :
Elle secoua la tête comme si elle s’était lavé les cheveux, les souvenirs volèrent comme des gouttes d’eau de tous côtés. Variation 1. Elle jouait avec rigueur, maîtrise, un peu plus lentement que le rythme normal. A mesure qu’elle jouait, la musique devenait une coque solide autour d’un noyau brûlant de colère. La gaîté se transformait sous ses mains en ce qui aurait pu passer pour du cynisme. Cette première variation offrait un choix : s’abandonner à la gaieté naïve, contagieuse, ou s’en distancier, avec méfiance. Elle opta pour le second choix. Son interprétation était une métapolonaise glaciale, un commentaire glacial sur la danse.
A la fin du morceau, les mains se rapprochaient, un arpège simple en sens contraire, se terminant sur une seule touche. Il se refermait. Le visage de la fillette se présenta devant elle, six ans, les yeux clos sous une petite coiffe noire, s’abandonnant au geste doux de la petite voisine.
Furieuse, la mère joua la polonaise austère, rigide.
Contrepoint de Anna Enquist - Éditions Actes Sud - 228 pages
Traduit du néerlandais par Isabelle Rosselin
Commentaires
mardi 25 février 2014 à 18h32
C'est toujours intéressant de voir des titres issus d'autres langues que le français ou l'anglais. Mais mon ignorance en musique me retient. J'ai peur de me sentir étranger ou indifférent, comme j'ai pu l'être pour "Prodige" de Nancy Huston.
jeudi 27 février 2014 à 21h02
D-du-sud, effectivement "Contrepoint "est assez technique, mais cela ne contrarie en rien la lecture du livre. Je ne peux faire la comparaison avec "Prodige", ne l'ayant pas lu.
vendredi 9 mai 2014 à 10h29
J'adore cette romancière ! Je l'ai découverte un peu par hasard au détour d'une "promenade" dans les rayons d'une libraire avec Le secret.
C'est un très bon roman à découvrir et à savourer. Il est très technique pour ce qui est de la musique mais comme dit précédemment, cela n'empêche en rien de l'apprécier.
samedi 10 mai 2014 à 20h05
Merci Loou: je note"Le secret", et ai acheté il y'a quelque temps"Les endormeurs", qui m'attend dans ma pal... Moi ausi j'avais découvert cette romancière par hasard à la médiathèque, et avais été accrochée par le titre et la mise en page.