Le décor est planté, et très vite on est inquiet. Marie Darrieussecq va-t-elle écrire un roman façon "Christine Angot" ? Heureusement non. Il faut atteindre les cent premières pages pour s’en convaincre. On est encore inquiet. L’auteure nous décrit par le menu l’attente de l’homme dont son héroïne est tombée amoureuse (qu’elle a dans la peau) depuis la première soirée. Or cet homme n’a pas l’air aussi préoccupé qu’elle par la fixation de rendez-vous. La première fois qu’il vient la voir chez elle, après cette première soirée de rencontre, il arrive quelques heures en retard, au milieu de la nuit.
Il avait un peu élevé la voix : Nous n’avions pas précisé une heure se défend-il.

Va-t-on alors assister à un roman façon "Annie Ernaux" ? Eh bien non. Parce que une fois passées les affres de l’attente vaine – il va voir Léonard Cohen en concert et elle ne comprend pas pourquoi il ne l’y invite pas, et ensuite il lui demande même pourquoi elle n’est pas venue – démarre un nouveau thème.

Kouhouesso a un projet. Complètement fou. Il veut tourner lui-même un projet fou.

Il lui parlait du Congo. Pas n’importe quel Congo, pas le petit de Brazzaville, non, le grand de Kinshasa, où très vite il n’y a plus de route mais les longs bras du fleuve, ceux que trois heures avant elle regardait sur Google Earth. La coïncidence la troublait. Elle allait lui causer des îles – mais il avait pris souffle pour ponctuer un nouveau développement. Il parlait de Cœur des ténèbres. Il racontait le roman de Conrad. L’histoire d’un homme qui cherche un homme, Marlow qui cherche Kurtz, un ancien officier de la Coloniale, le démon d’une folie rapace et sans merci.

Et de quoi rêve une actrice hollywoodienne amoureuse ? De tourner dans le film évidemment. Et le tournage devra se faire, selon Kouhouesso, sur place, au cœur de l’Afrique…

Dans cette histoire, on croise Georges, Jessie (un grand acteur noir ? ), mais on découvre surtout la solitude et l’impossibilité de relations durables dans le milieu superficiel d’Hollywood. Et la question de la relation entre une femme blanche et un homme noir est au centre du roman. Solange fait tous ses efforts pour s’acclimater, pour épouser les points de vue de cet homme si différent d’elle. Mais c’est peine perdue.

Il la regarda avec douceur. Il savait combien la vérité est cassante. Qu’ils le veuillent ou non, fais quoi fais quoi, ils héritaient de siècles de mains coupées, de coups de fouet et de déportation. Et il ne croyait pas que l’amour soit plus fort que la mort, c’était bon pour Walt Disney. Non, on ne peut pas s’aimer dans une bulle ou sous le parapluie de Mary Poppins.

C’est évidemment à un naufrage que nous convie Marie Darrieussecq. On pense au tournage d’Apocalypse Now pour la démesure, mais on est en dessous. Kouhouesso est complètement absorbé par le tournage, et n’accorde que quelques rares heures à Solange, réduite à des rites vaudous locaux pour faire revenir son homme.

La fin sera conforme à toute tragédie. L’actrice française connaîtra la plus grande claque qu’on puisse connaître dans ce milieu : elle sera coupée au montage.
Une histoire d'amour ne peut pas résister à l’égoïsme et à la cupidité hollywoodienne.

Et on refermera ce livre avec l’envie de tourner la page, nous aussi.

Alice-Ange

Du même auteur : Tom est mort

Extrait :

Elle avait des visions de Kouhouesso ; des apparitions, des éclats. Il travaillait. Il réalisait. Moteur. Ça tourne. Coupez. Elle avait du mal à y croire, du mal à adhérer ; elle était sur un tournage sans jouer. Ne sachant que faire, de ses mains, de ses yeux, de son corps, de ses pensées. Quelque chose flottait, comme de l’air qui fige. Tout vibrait dans les blocs de chaleur. Tout gouttait, une grande transpiration du monde. Ici à l’Équateur, à la ceinture de la Terre, c’était comme un zona qui faisait lentement le tour, en passant par elle, Solange, sur sa chaise. Une maladie qui au terme de la boucle la détruirait. L’Insect Écran n’y faisait rien : elle se grattait. Des cloques. Kouhouesso semblait insensible aux contingences, il était passé ailleurs, dans la fiction. De temps en temps elle croisait son regard, elle aurait aimé se lever, l’embrasser devant tout le monde, mais à la fin de la journée les pieds de la chaise avaient laissé, dans l’humus permanent, des trous fins et profonds comme ceux des crabe-araignées.

Il-faut-beaucoup-aimer-les-hommes.jpeg
Il faut beaucoup aimer les hommes de Marie Darrieussecq - Éditions P.O.L - 312 pages