Christian Garcin est un amoureux de la Sibérie, de la Mongolie, des grands espaces, déjà évoqués dans ces drôles de romans que sont La piste mongole ou Des femmes disparaissent. Le 22 juillet 2012, le même jour où des associations de familles patriotiques, des membres du haut clergé orthodoxe manifestent à Moscou pour condamner les actions des Pussy Riot, il a l’intention de s’embarquer à bord du bateau Alexandre Matrosov pour descendre le cours de l’Ienisseï qui va du sud au nord se jeter dans l’océan Arctique. Mais avec la canicule, la sécheresse qui alimente les incendies gigantesques qui dévastent la région, les eaux du fleuve sont tellement basses qu’il ne peut partir de Krasnoiarsk comme prévu, et ne peut le faire que plus en aval, à Ienisseïsk. Commence alors un lent périple, une lente descente des 1700 kilomètres qui séparent Ienisseïsk de Doudinka, le port fluvial le plus septentrional du globe.

Le long de l’Ienisseï, la lenteur objective du déplacement se double de la sensation d’abandon, d’ennui, de monotonie que l’on perçoit dans les villages qui bordent le fleuve. Christian Garcin aime prendre son temps, flâner dans ces villages-fantômes, écouter, là des conversations de vieilles dames, ailleurs des chants dolganes (une ethnie de la Sibérie), ce qui lui permet de disserter sur les multiples ethnies plus ou moins en voie de disparition qui peuplent ces contrées. Car l’auteur pratique avec une fausse nonchalance l’art de la digression. Il observe avec une grande acuité les ravages du « Ka-pi-ta-lism » comme le dit un vieux nostalgique de l’ère soviétique, un capitalisme sauvage qui a dévasté des régions entières, ruiné leur économie. Tout au long du parcours, le voyageur découvre des scieries, des usines abandonnées, des monastères fantomatiques, des villages-babouchka dont les hommes ont disparu, anéantis par l’alcool, et où ne restent que les grand-mères… En Russie, l’espérance de vie des femmes et surtout des hommes a reculé depuis les années 60. Par ailleurs, les traces du Goulag sont là, bien réelles. En témoigne le Mémorial ou plutôt les Mémoriaux dressés à Norilsk, ville du Goulag créée par Staline en 1935, capitale du nickel et accessoirement une des dix villes les plus polluées au monde. Ces Mémoriaux sont dédiés aux victimes du Goulag, Russes, Lettons, Lithuaniens, Estoniens, Polonais, Juifs… Chez Christian Garcin, le va et vient entre présent et passé est constant : certes, le Goulag a disparu, mais il existe d’innombrables camps de travail, tels ceux où ont été emprisonnées les Pussy Riot ou l’oligarque Khodorskovski…

Bref, dans ce petit livre où l’humour côtoie l’absurde, l’auteur, mine de rien, se promenant et nous promenant de monastères embrumés en friches industrielles en passant par Boulgakov et son Maître et Marguerite, dresse un état des lieux de la Russie de Poutine et de la Sibérie, région oubliée par le pouvoir et les 75 pour cent des Russes qui vivent à l’ouest de l’Oural. Le livre est complété par quelques pages consacrées à la Biélorussie, pays aussi un peu oublié par l’histoire, et qui n’est pas la Russie comme le martèlent ses habitants.

Avec Ienisseï, le dépaysement est garanti !

Marimile

Du même auteur : Des femmes disparaissent

Extrait :

Norilsk est une cité schizophrène, absurde. Il y a quelque chose de proprement sidérant dans le fait de se trouver, en peine zone arctique, dans une sorte de Saint-Pétersbourg aux belles perspectives classiques et colorées qui débouchent abruptement sur un Enfer de Dante pour l’exploitation duquel périrent plus de deux cent mille personnes, et qui continue, par le biais des émanations toxiques qu’il libère, son travail sournois de destruction des corps. Au-dessus de l’immensité délabrée du complexe métallurgique et minier flotte le souvenir des morts du Goulag, qui projettent leurs ombres sur les façades riantes de la ville neuve. Je ne sais s’il existe ailleurs en Russie l’équivalent de cette complexité tragique.

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Ienisseï de Christian Garcin - Éditions Verdier - 96 pages