D’autres personnages vont intervenir dans cette histoire peu ordinaire : Vladimir, un garçon d’origine russe, et Shinshin, d’origine chinoise, tous deux étudiants de Shigeru. Puis, un peu plus tard dans le roman, Takeshi et Take’chan, qu’on ne distingue apparemment que par une syllabe, tant les deux étudiants se ressemblent, chaperonnés par une jeune femme protectrice, Neio.

Le roman Adieu, mon livre ! s’ouvre sur Kogito qui attend l’arrivée de son vieil ami Shigeru. Ils ne se sont pas vus depuis des décennies. Kogito a été gravement blessé, alors qu’il est d’un âge avancé. A ses côtés se tiennent Mâ’chan, sa fille et sa femme Chikashi. Et sa fille est inquiète, parce que son père est victime d’un étrange dédoublement de personnalité : régulièrement, il est visité par un être ayant d’étranges côtés.
Nous voilà très vite embarqués pour une histoire étrange voire rocambolesque où, tout comme la fille de Kogito, le lecteur s’interroge légitimement quand on entend le personnage de l’écrivain dialoguer la nuit avec son double, ou avec des amis défunts.
Ce n’est qu’une des nombreuses surprises réservées par ce livre hors du commun. Une autre consiste dans le scénario chimérique que le lecteur va suivre jusqu’à la fin : Shigeru n’est pas revenu par simple amitié retrouver Kogito. Il a lui-même un projet, conçu dans ce lieu qu’il considère comme sa base opérationnelle, qu’il partage d’abord avec Vladimir et Shinshin, et bientôt avec les autres personnages, tous vivant dans l’une ou l’autre des deux maisons du vieil écrivain. Convaincu que les forces du mal sont à l’œuvre sur la planète, et que l’on est impuissant à agir pour prévenir la disparition de l’espèce humaine, il conçoit en effet l’idée de mini attentats terroristes, dans un projet nommé Unbild, lui qui en tant qu’architecte a pourtant construit de beaux édifices. Une mystérieuse association, dite organisation de Genève, approuvera ou désapprouvera les plans des protagonistes, les amenant à changer de cible : ce qui au départ devait être l’effondrement d’un immeuble de Tokyo, à l’image du 11 septembre, va devenir un édifice beaucoup plus petit mais beaucoup plus symbolique. Et son action devrait faire école dans le monde…
Kogito ne sera pas indifférent à ces opérations. Au départ mêlé malgré lui à ces préparatifs d’attentats, et donc, tant que le projet Unbild n’est pas encore au point, assigné à résidence par Vladimir et Shinshin (bientôt rejoints dans cette mission par Takeshi et Take’chan), de peur qu’il ne révèle tout aux médias, il va devoir tenir un rôle dans le scénario que projette Shigeru, puisque sa notoriété le conduira forcément à expliquer aux journalistes ce qui s’est produit et les raisons profondes de la volonté de destruction.

C’est un roman complexe, dense, qui ne se contente pas d’évoquer un scénario loufoque d’attentats voués à attirer l’attention.
Kenzaburo Oe y évoque bien d’autres questions : celle des relations de proximité entre de vieux amis de plus de 60 ans, mais aussi de jalousie et de rejet mutuel qu’ils éprouvent l’un pour l’autre, et qui sont cependant peut-être plus proches qu’on ne le pense au début du roman. Ces deux vieillards ne seraient-ils pas l’avers et le revers d’un seul et même personnage ?
Comme dans certains récits classiques français, on entend les deux faces d’une même question : entre l’architecte bâtisseur, qui veut agir dans ce monde avec quelques étudiants, et l’écrivain sur la réserve, qui hésite à prendre part à l’étrange projet Unbild, s’engage en effet une dialectique qui permet à chacun d’afficher son point de vue.
Mais il y a encore bien des choses dans cet étonnant Adieu, mon Livre !
Fin connaisseur de la littérature européenne, Kenzaburo Oe introduit une mise en abyme dans l’idée que Kogito, bien que vieux et n’ayant plus d’inspiration au début du récit, va se lancer dans l’écriture d’un nouveau roman (le dernier ?) en s’appuyant notamment sur la lecture du Voyage au bout de la nuit de Céline. Il évoque la figure de Bardamu et surtout celle du mystérieux Robinson, qui croise Bardamu à tous les moments clés du roman, et à qui Kogito (Ôe ? ) décide de donner  la parole, en prolongement de son Voyage dans ce qui pourrait s’appeler Le Roman de Robinson, où il va consigner toutes les aventures liées au projet de Shigeru.
Kogito/Shigeru, Bardamu/Robinson, deux couples qui viennent rejoindre le cortège des nombreux duos littéraires dans la littérature classique : Dom Juan/Sganarelle, Jacques/son maître, Lui/Moi (dans Le neveu de Rameau), Bouvard/Pécuchet, Vladimir/Estragon, pour ne citer que ceux-là, en se limitant à la littérature française.
Car la partie qui me semble peut-être la plus intéressante, dans ces dialogues incessants entre personnages, est celle où l’on parle littérature : il y est question de grands auteurs et de construction littéraire aussi, avec des questions comme celle de savoir s’il faut connaître la phrase finale (à propos du problème Mishima ) avant de pouvoir commencer un texte.

De nombreux thèmes sont abordés dans cet ouvrage : celui de la vieillesse bien sûr, mais aussi des relations entre fiction et réalité, entre engagement et observation, ou encore de la nécessité de transmettre aux générations à venir un monde sain.

J’ai aujourd’hui le sentiment que le Japon traverse un de ces moments où l’horizon semble fermé : les connaissances que nous avions sur le monde et la société paraissent dénuées de sens. Adieu, mon Livre ! retrace un cheminement intérieur, le mien, qui coïncide avec la catastrophe collective que vit le Japon explique l’auteur dans une interview au Monde des Livres. Car la réflexion sur le projet visant à lutter contre la violence colossale de ce monde n’est évidemment pas sans lien avec l’actualité nucléaire qu’a vécu le Japon avec Fukushima.
En définitive, peut-on parler de la sagesse des vieillards ? Laissons le soin aux vers de T.S. Eliot de démontrer que non : Que je n’entende pas parler de la sagesse des vieillards, mais bien plutôt de leur folie, de leur crainte de la crainte et de la frénésie, de leur crainte d’être possédés, d’appartenir à un autre, à d’autres, à Dieu.

Une sorte de synopsis de ce livre foisonnant et déroutant qu’est pour nous Adieu, mon Livre ! mais dont on recommande la lecture pour en éprouver la densité et dont on n’a certainement pas fini d’épuiser le sens.

Alice-Ange

Extrait :

- Oui, mais pour vous, personnellement, est-ce que c’est une nécessité de faire le récit de ce que préparent Shige’san et son équipe ? (demande Neio).
Je demande ça parce que Shige’san dit que dès que son entreprise aura abouti, le chapitre final de votre roman pourra être bouclé. Et il dit aussi que nous avons mis la main sur un agent publicitaire qu’aucun activiste, quel qu’il fût, n’a jamais eu : un écrivain qui a reçu un prix à Stockholm… Ceci dit, pour vous, quel sens ça peut bien avoir de faire ce genre de chose ?
- En effet, en effet, fit Kogito en réfléchissant. Pour un homme qui a passé de longues années à écrire des romans, le fait d’être en train de coucher par écrit quelque chose procure un sentiment de plénitude. Le sentiment que, si on les retravaille, ces brouillons aboutiront à quelque chose de valable…
- Ou alors, est-ce parce qu’un romancier, même âgé, espère toujours que c’est justement sa prochaine œuvre qui va compter ? Mais si c’est bien ça, toutes les œuvres qu’il a écrites jusqu’à ce jour… dans un certain sens… est-ce qu’il ne les considère pas comme un amoncellement d’échecs ?
- Non, je ne pense pas que tout ce que j’ai écrit jusqu’à maintenant soit dépourvu de valeur ! Mais je ne considère pas davantage que la somme de ce que j’ai fait me représente, qu’elle constitue la dépouille de celui qui, n’ayant su mourir, tient en ce moment un stylo.
Non, ce qui m’intéresse, c’est celui qui est, somme toute, en vie et veut faire encore quelque chose.
Mais après avoir été blessé et avoir subi une longue hospitalisation, j’ai eu l’impression que je n’avais plus rien à raconter !
- J’ai aussi entendu Shige’san dire que, dans votre chambre de malade, vous avez laissé échapper comme un fragment de poème la phrase : « Adieu mon livre ! »
- Oui, mais l’adieu qui m’est alors venu à l’esprit renvoyait à l’ensemble de ces romans qui, pour reprendre l’image que vous venez d’utiliser, se sont amoncelés dans un entrepôt. Mais maintenant que j’ai recommencé à écrire, ne serait-ce que des ébauches, j’ai en tête un tout autre « mon livre » !

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Adieu, mon livre ! de Kenzaburo Ôe - Éditions Philippe Picquier - 476 pages
Traduit du japonais pas Jean-Jacques Tschudin