C'est la chienne de la famille qui rapporte le bébé dans sa niche. La grand-mère décide de l'appeler « Bari », ce qui signifie « l'abandonnée », du nom de la princesse d'un conte, abandonnée par ses parents. Comme cette princesse, Bari va être ballottée de pérégrination en pérégrination. A la suite de malversations d'un oncle maternel, toute la famille va être punie : le père est envoyé en camp de rééducation, la mère et les sœurs aînées en usine, et Bari doit s'enfuir en Chine avec sa grand-mère et sa sœur la plus fragile. Là, elles sont d'abord recueillies par une famille chinoise, puis, celle-ci ne pouvant plus les garder, sont obligées de se cacher dans la forêt où les a rejointes le père, survivant dans des conditions extrêmes. Le cœur humain, bougonnait-il, c'est comme le riz cuit, il se gâte avec le temps. Puis le père décide d'aller retrouver sa femme et ses autres filles, la grand-mère meurt, et Bari (elle a onze ans ! ) se retrouve seule.
Sa sœur ayant disparu elle aussi, elle part à la recherche de ce qui lui reste de famille et retraverse le fleuve Tumen qui sert de frontière entre Chine et Corée. Mais elle ne trouve que des gens hagards, des mort-vivants et acquiert la conviction qu'elle est seule au monde. Avec l'écroulement du bloc soviétique, la relative prospérité de la Corée du Nord a disparu et la disette s'est installée dans le pays. Il ne lui reste plus qu'à retourner en Chine où elle retrouve un ami de ses parents qui lui trouve un travail dans un salon de massage. Bari apprend d'une employée l'art du massage des pieds suivant les points d'acupuncture.
Mais ses tribulations ne s'arrêtent pas là : elle va se retrouver embarquée avec d'autres malheureux clandestins à bord d'un cargo à destination de Londres dans des conditions cauchemardesques, puis retrouver son travail de masseuse dans le Londres cosmopolite des travailleurs illégaux venus du monde entier. Elle a alors 18 ans.

Très tôt, Bari a hérité des dons de chamane de sa grand-mère : elle communique avec les animaux - ses chiens en particulier qui jouent un grand rôle dans sa vie -, avec sa grand-mère disparue qui la protège au-delà de la mort. Soignant les pieds de ses clients, elle découvre qu'elle soigne aussi leur âme. Telle la princesse du conte, elle trouve « l'eau de la vie » qui apaise les âmes errantes des morts.

Étrange roman ! Il allie un récit au ras du sol des épreuves de la jeune Bari à une vision onirique d'un monde où le réel se transforme en fantastique à la façon des films de Miyazaki. L'auteur ne cache rien des conditions de vie de la plupart des Coréens, de l'exploitation honteuse des clandestins par des mafias sans scrupule. Particulièrement hallucinantes sont les conditions dans lesquelles les immigrants appelés « serpents » sont jetés dans des cales, et une fois arrivés restent dix jours à bord dans des containers où ils ne peuvent respirer que par de minuscules orifices. Bari ne doit sa survie que grâce à ses rêves qui lui permettent de transcender une réalité insoutenable. Grâce à eux, elle va se trouver d'abord disloquée comme l'est sa vie, puis se reconstruire et retrouver son unité.

Ce beau roman de l'exil et de la survie du Coréen Sok-Yong Hwang mérite d'être découvert.

Marimile

Extrait :

Sur une mer agitée, fouettée par le vent et la pluie, un bateau danse, ballotté comme une feuille par la houle. C'est une petite embarcation dotée, à la poupe, d'un habitacle, pas plus grand qu'une hutte. Dans une citerne à fond de cale - le plafond est si bas qu'à peine peut-on y tenir assis - s'entassent les poissons qu'on vient de pêcher. Mais j'y vois aussi des formes humaines qui remuent - des adultes et des enfants, par dizaines. Les vagues fouettent les bordages, balaient le pont, plongent dans la cale. Les séquestrés tentent d'échapper en rampant. Les matelots les repoussent vers le fond à coups de pied et referment la trappe qu'ils cadenassent au-dessus de leur tête. Après la tempête, le soleil caresse la mer. J'aperçois au loin la chaîne de montagnes d'un pays étranger. De la citerne aux poissons, les matelots tirent des corps et les jettent à la mer, où ils flottent au gré des vagues.

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Princesse Bari de Sok-Yong Hwang - Éditions Philippe Picquier - 251 pages
Traduit du coréen par Choi Mikyung et Jean-Noël Juttet