Sans occupation, Victor répond un jour à la proposition d’un journal : écrire les nécrologies d’hommes célèbres à Kiev à partir d’éléments fournis dans de mystérieux dossiers ; ce qu’il va appeler ses petites croix. Ce travail lui convient bien : il le laisse libre de ses mouvements et il lui rapporte un peu d’argent.
Mais bientôt son ami Micha (pas le pingouin, un homme) lui confie Sonia, sa petite fille, dont il va s’occuper puisque son ami va disparaître mystérieusement.

Des mystères, il y en a beaucoup dans Le pingouin.
Pourquoi les petites croix se multiplient-elles et les hommes dont elles parlent disparaissent-ils tous soudainement ? Où est Micha ? Pourquoi le patron du journal conseille-t-il à Victor de se cacher quelque temps ? Qui est ce mystérieux Liocha qui veut lui emprunter son pingouin pour les enterrements ? Et pourquoi Micha le pingouin est-il si triste dans l’appartement de Victor ?

Victor embauchera la jeune et belle Nina pour s’occuper de Sonia, et se demandera s’il peut former une famille comme tout le monde, et vivre dans une datcha loin de la ville.
La chute surprendra un peu le lecteur pourtant habitué à de multiples rebondissements, dans un récit placé sous le signe de l’humour noir, de l’absurde et du loufoque.

Le plus surprenant, cependant, c’est l’absence de réaction de Victor face à tout ce qui lui arrive : comme anesthésié à la douleur, les événements – parfois baroques et loufoques – glissent sur lui comme sur les plumes d’un pingouin. S’agit-il d’une satire d’une société corrompue où l’argent coule à flot chez certains, tandis que d’autres ne peuvent pas se faire soigner faute de compte en banque suffisamment garni ? Probablement. On pense par exemple au film Le goût des autres pour l’atmosphère de suspicion latente qui règne dans l’entourage de Victor.

Et les pingouins ne vivent qu’en bande, ne l’oublions pas. Le satiriste ukrainien y pense certainement quand il revisite le mythe du collectivisme et la difficulté pour un homme seul (qui plus est un écrivain !) à trouver sa place dans une société mafieuse où le dollar est la valeur la plus convoitée et la moins bien répartie.
Cette fable bâtie par un Jean de la Fontaine ukrainien contemporain nous fait hésiter entre le rire et les larmes – la marque sans doute d’un humour noir poussé à son paroxysme.

Alice-Ange

Extrait :

Ne voulant pas le bousculer, il resta encore assis une vingtaine de minutes à méditer sur le passé récent et à envisager l’avenir. Sa vie lui semblait paisible, malgré l’épisode alarmant qui lui avait valu de passer le réveillon terré dans la datcha de Sergueï. Tout allait bien pour lui, du moins en apparence. A chaque époque sa normalité. Ce qui, auparavant, semblait monstrueux, était maintenant devenu quotidien, et les gens, pour éviter de trop s’inquiéter, l’avaient intégré comme une norme de vie, et poursuivaient leur existence. Car pour eux, comme pour Victor, l’essentiel était et demeurait de vivre, vivre à tout prix.
Dehors, le dégel persistait.

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Le pingouin de Andreï Kourkov - Éditions Points - 274 pages
Traduit du russe par Nathalie Amargier