Bonjour Jean Mattern. Vous êtes auteur de trois romans, parus chez Sabine Wespieser. Ces trois romans relatent, à des moments et pour des générations différentes, l'histoire d'une même famille. Pouvez nous dire ce qui a été à l'origine de ce projet littéraire ? Au moment de l'écriture du premier roman, Les bains de Kiraly, aviez-vous en tête ce que vous alliez faire figurer dans les ouvrages suivants ? Vous démarrez cette trilogie sur le personnage central dans la famille, Gabriel (Dans De lait et de miel, il est question de ses parents et dans Simon Weber de son fils). Pourquoi avoir fait le choix de commencer par ce personnage, central dans la famille ?

Les-bains-de-kiraly.jpegAu départ, il y a eu le désir le raconter le destin d’un homme, Gabriel, rien d’autre. L’histoire d’un homme qui peine à accueillir un enfant à naître et qui ressent le besoin de questionner les origines de sa famille pour essayer d’avancer dans la vie. Pas de projet de trilogie, pas de réflexion sur plusieurs livres consacrés à une seule et même famille. Cette dimension est venue s’ajouter au fur et à mesure. Je n’avais donc pas du tout en tête, pendant l’écriture des Bains de Kiraly, ce qui allait figurer dans les ouvrages suivants, et je n’ai pas non plus fait le choix, consciemment, de commencer par la génération intermédiaire (celle de Gabriel).

A la fin de De lait et de miel, on se demande qui va être l'acteur principal du roman suivant : va-t-on encore remonter dans la généalogie ? découvrir l'histoire de ces ancêtres alsaciens venus peuplés le Banat ? Cette interrogation est-elle voulue de votre part ?

Je ne me suis pas du tout posé la question de la suite au moment de construire la fin de De lait et de miel. Je n’ai donc pas réfléchi à la question si j’allais encore remonter plus loin dans la généalogie. A l’arrivée, j’ai fait l’inverse, en consacrant le troisième livre au petit-fils du narrateur de De lait et de miel. De manière générale, je construis mes livres de manière intuitive dans un premier temps. C’est seulement dans un deuxième temps que « je construis » ou que « je planifie ».

Les personnages centraux de vos romans sont des hommes. Pourquoi avoir laissé les femmes dans l'ombre (Suzanne, Clarice) ?

Je ne sais pas si la comparaison est tout à fait exacte, mais le démarrage d’un livre pour moi se fait un peu comme si j’étais compositeur de musique et comme si « j’entendais une voix ». Et il se trouve que « j’ai entendu » des voix hommes dans le cas de mes trois premiers livres. Donc il n’y avait aucune volonté de laisser les femmes dans l’ombre, bien loin de moi cette idée. Et j’espère que Suzanne, Clarice ou Laura existent tout de même, en tant que personnages… même si je n’aime pas appuyer le trait et tout dire de mes personnages de manière générale. Mais je peux vous rassurer : le texte que je suis en train d’écrire sera beaucoup plus « féminin » !

Chez les femmes, seule Suzanne, la grand-mère a une place assez importante, notamment car elle a vécu les événements de 1956 à Budapest. Comment avez-vous abordé la narration des passages liés aux événements historiques ?

Ma famille vient d’Europe Centrale et je connais bien ces événements historiques dans lesquels je fais évoluer mes personnages. J’ai dû faire quelques petites vérifications bien sûr, mais c’était somme toute assez naturel pour moi et n’a pas présenté de difficulté particulière au moment de l’écriture. Mon défi était plutôt de rendre la narration fluide sans donner un cours d’Histoire,  tout en fournissant tous les éléments nécessaires à la compréhension même pour un lecteur qui n’aurait jamais entendu parler de l’insurrection de 1956.

Avec le grand-père, il est également question de la Seconde guerre mondiale. Pourtant, ceux qui ont vécu ces événements n'en parlent pas à leurs enfants. Qu'est-ce qui pousse vos personnages au mutisme ? Est-ce uniquement un ressort romanesque ?

Les traumatismes que subissent mes personnages les plongent en effet dans le mutisme. Dans certaines familles, on parle beaucoup pour évacuer, mais je crois qu’il est bien plus fréquent que les « victimes » se taisent. La transmission se fait alors autrement – car il y a toujours transmission – par le silence, la douleur, et c’est cette transmission inconsciente et les dégâts qu’elle fait qui m’a intéressé. Et cela sur trois générations. Ce n’est donc pas un ressort romanesque, cela fait partie intégrante de ma vision de l’Histoire et de l’histoire intime de mes personnages.

Vous évoquez également la conversion de juifs au catholicisme en Europe centrale : pourquoi avez-vous voulu raconter cet épisode, à l’origine de cette fresque ?

Là-encore, les cas où on fait silence autour de cette question dans les familles sont innombrables, et j’ai été confronté moi-même à cette situation. La conversion de beaucoup de familles juives au christianisme – pour de multiples raisons – est un fait historique qui m’intéresse bien sûr en tant que tel, mais en tant que romancier, j’ai voulu l’aborder différemment, en essayant de sonder les conséquences tardives (une ou deux générations plus tard). Nous sommes tous faits d’une accumulation d’histoires vécues par nos aïeux, et que l’on le veuille ou non, ces histoires vont avoir un impact sur notre vie. Cela ne nous enlève pas notre libre arbitre bien sûr, mais il faut malgré tout « faire avec ». Le trouble « originel » ou existentiel de Gabriel se situe à ce niveau, et c’est mon désir ou mon besoin de raconter un tel trouble qui a déclenché à l’arrivée la composition de trois livres…

Vous reprenez également le thème juif dans Simon Weber, dans la rencontre entre Amir et Simon, et dans le voyage en Israël. Simon s’interroge également sur la judéité paternelle. Est-ce une manière d’évoquer aussi le thème de la condition juive ?

Simon MatternJe ne me suis posé la question de la condition juive, en tout cas pas  en me disant « Je veux écrire un livre sur la condition juive ». Simon est un jeune homme qui se cherche, et qui se cherche dans l’urgence, car la maladie le menace. La question de la judéité de sa famille fait partie des paramètres de cette recherche, et son chemin le mène en Israël.

De même, pourquoi avoir voulu raconter l'histoire du Banat et des migrants français ?

Comme pour la plupart des éléments qui apparaissent dans mes romans, ils sont d’abord le fruit d’une inspiration non-rationnelle. Parler du Banat est la chose la plus naturelle pour moi, comme d’autres parlent de la Bretagne ou de la Corrèze : mon père était originaire de Timisoara. Donc, il n’y avait aucune réflexion autour de cette notion géographique et culturelle au départ, j’ai seulement suivi mon intuition. Puis, à la réflexion, cette histoire du Banat m’a paru à la fois très riche et très romanesque, sans parler du fait que la plupart des Français n’en avaient jamais entendu parler, alors que des milliers de Français (des Alsaciens et des Lorrains essentiellement) avait émigré dans cette région de l’empire habsbourgeois au 18ème siècle. Comme mon propre ancêtre, parti de Strasbourg (ce qui explique mon patronyme alsacien).

La question du secret et du dévoilement revient de façon récurrente dans les trois romans, comme si elle passait de génération en génération. D'ailleurs, Gabriel, qui a été victime du silence de ses parents, fait subir le même tourment à ses proches en leur cachant une partie de son histoire. Pensez-vous qu'on ne peut que reproduire ce dont on a été victime ?

La question de la répétition et de savoir si on peut y échapper est une interrogation centrale, en effet. Je crois qu’il n’y a pas de réponse unique à donner : mes romans sont des tentatives d’esquisser des réponses, il me semble. Ecrire, pour moi, est peut-être une façon d’échapper à la malédiction de la répétition.

De même, Simon est traumatisé par un médecin qui lui annonce un risque de stérilité sans ménagement, alors que son père est bien silencieux à cette époque. Est-ce que vos personnages apprennent toujours de choses par défaut, par des actes manqués d’autres, donc par une transmission « en creux » en quelque sorte ?

La transmission inconsciente ou « en creux » comme vous dites très justement, le silence, les actes manqués : oui, il me semble que nos vies sont souvent régies par ce genre de situations. Pas exclusivement, heureusement, mais le rôle du romancier est peut-être de faire apparaître ce qui échappe à la rationalité voulue ou prétendue de nos existences, et de mettre le doigt dans les failles, les creux.

Dans Les bains de Kiraly, le dévoilement se fait par l'écrit, à l'insu de Gabriel. Est-il plus facile d'exprimer les choses par écrit que par oral ?

La romancière Michèle Lesbre que j’admire beaucoup dit souvent : on écrit pour ne pas avoir à parler. Elle a mille fois raison. Pour un écrivain, l’écrit est indispensable pour trouver le mot juste, exprimer au plus près de la vérité ce que nous avons à dire. Puis, je ne suis pas très doué à l’oral…

La langue occupe une place importante dans les romans. Gabriel est traducteur, son père a vécu dans une ville aux multiples noms, Simon part s'installer dans un pays étranger. Est-ce que le fait de parler plusieurs langues est un atout pour les personnages ?

Parler plusieurs langues vous permet d’appréhender le monde à travers des filtres différents, et cela constitue bien sûr une richesse intérieure incontestable. Mais cela peut aussi déstabiliser, vous rendre plus fragile, car les langues ne sont pas des systèmes neutres. Elles font appel à nos émotions, à notre vécu, et en l’occurrence, la langue est liée au traumatisme familial. Tout le défi pour mon narrateur Gabriel réside dans le fait de transformer cette fragilité en atout.

Pourquoi avoir choisi Thomas Mann comme auteur de référence pour Gabriel ?

Cela s’est imposé. Thomas Mann est un auteur que j’admire énormément. Son nom a surgi dès le début, puis comme pour d’autres éléments qui se glissent de manière non-rationnelle dans l’écriture, c’est dans un deuxième temps que j’ai pris soin d’établir tous les liens, de rendre ce choix cohérent.

La musique a également une place importante. Stefan, l'ami du grand-père, est violoncelliste, et Simon passe une grande partie de son enfance au concert. Quels sont pour vous les liens entre musique et littérature ? Ecoutez-vous de la musique quand vous écrivez ? Si oui, quel genre de musique est pour vous propice à l'écriture ?

La musique occupe une place très importante dans ma vie, et l’écriture est affaire de musicalité, de ton et de voix pour moi. Comme je l’ai expliqué plus haut, « j’entends » mes personnages avant de pouvoir les décrire et de les mettre en scène. Écrire pour moi, c’est trouver le mot juste, comme on « chante juste ». Puis, sans vouloir paraître prétentieux, je crois que la musique est constitutive de qui je suis : j’ai eu une éducation musicale assez poussée, flûte, piano, hautbois, chant – je ne peux imaginer un monde sans musique, classique ou non, et ces références m’accompagnent en permanence. J’écris aussi beaucoup en musique. En général, je choisis des plages que je connais par cœur, du violoncelle, du piano, du clavecin ou du hautbois la plupart du temps. Plutôt de la musique baroque, mais pas exclusivement, et jamais de chant (que j’écoute beaucoup par ailleurs, mais l’irruption de la parole m’empêche d’écrire).

Il semble d’ailleurs que la musique soit une manière privilégiée de relier Simon, Gabriel, et Amir : la musique en dit-elle plus que les mots ? Est-ce que le langage trahit les sentiments ou la pensée selon vous ?

Je ne suis pas le seul à avoir ce fantasme, à me dire que la musique est le langage parfait et que les mots dont nous pauvres écrivains disposons ne sauront jamais égaler la puissance de la musique. Mais une fois que l’on a dit cela…La langue traduit imparfaitement nos sentiments, plus facilement nos pensées, il me semble. Le travail de l’écrivain consiste justement à s’approcher le plus possible de l’expression la plus juste.

Venons-en au choix de narration. Qu'est ce qui a poussé au choix de la narration à la première personne dans De lait et de miel ? Pourquoi ne pas donner la parole à Suzanne et tout voir par les yeux de son mari ?

De lait et de mielLe choix de l’instance narrative se fait intuitivement, et il est lié à cette question de voix. Tous ces récits, je les ai « entendus » à la première personne dans des voix qui disaient « je ». Mon travail d’écrivain a été de travailler à partir de là.

Est-ce que le format du journal intime pour Les bains de Kiraly était pour vous naturel ?

Les bains de Kiraly peut se lire comme une longue confession, mais j’avoue que je n’ai jamais pensé que la narration pourrait faire penser à un journal intime. C’est le récit d’un homme qui cherche à se libérer des entraves du passé, et la narration procède de manière non-chronologique, mais il s’agit d’un récit très construit, où chaque élément se trouve à une place bien précise.

Le premier roman est assez introspectif, alors que le deuxième a une dimension de fresque. Le troisième se plonge lui dans la description des relations complexes entre Simon, son père et son ami. Comment avez-vous abordé l'écriture de ces trois romans ? Avez-vous fait un travail spécifique pour chacun, afin de donner une tonalité différente ?

Il était très important pour moi de donner une tonalité différente à chacun de ces trois livres, je voulais que chaque narrateur possède une voix distincte, et cela m’a poussé à peaufiner mes textes avec une très grande attention à la langue. Après l’écriture d’un premier jet que j’appelle « le surgissement de l’histoire » et qui emprunte le chemin irrationnel de l’inspiration, c’est ce travail sur les couleurs, les ambiances, sur le choix de tel mot plutôt qu’un autre qui m’importe. J’écris de manière générale avec une assez grande économie des moyens, avec une sorte d’obsession du « mot de trop », mais j’espère avoir réussi mon pari de faire entendre des voix différentes, au-delà de cette caractéristique commune.

Quelle frontière y a-t-il selon vous entre homosexualité et hétérosexualité ? Dans Simon Weber, les relations entre les 3 hommes sont ambigües, tout en étant d’une grande finesse : pensez-vous qu’il peut y avoir une relation d’amitié réelle entre hommes ? ou bien sera-t-elle teintée d’une autre sentiment, vécu ou refoulé ?

Votre question touche au domaine le plus complexe et peut-être le plus mystérieux de toute la psychologie humaine. La sexualité comporte sa part de vécu purement intériorisé qui échappe à toute catégorisation, puis elle est aussi modelée par le fait social. Dans le champ social, de manière tout à fait légitime d’ailleurs, il existe un besoin de nommer, de tracer des frontières, de cataloguer. Mais depuis Freud nous savons que nos identités sexuelles profondes sont plus floues (ou plus flottantes) que ne laissent apparaître ces dénominations « hétéro » ou « homosexualité » qui décrivent insuffisamment une réalité bien plus vaste que cette opposition un peu schématique entre ces deux formes de sexualité. Je crois qu’il incombe aux romanciers de faire parler cette complexité que le social fait disparaître, de nous rappeler que la réalité est presque toujours plus riche que ces catégories de pensées qui nous servent de béquilles. Et dans le domaine visé par votre question, à savoir la relation entre homosexualité, hétérosexualité et amitié, je pense qu’il faut accepter une certaine ambivalence des sentiments, une vraie complexité de nos désirs, de nos pulsions, et de notre comportement.

Y a-t-il une part autobiographique dans ces romans ?

Aucun écrivain ne peut faire l’économie de son propre « moi ». Tous mes livres comportent donc une part autobiographique, mais elle ne se situe jamais au niveau des faits décrits. Je suis sans doute un peu tous mes personnages à la fois …

Vous êtes également éditeur, spécialisé dans les textes étrangers. Quel rôle cette activité a-t-elle eu sur votre travail d'auteur ? Et avez-vous ressenti une évolution de votre travail, une autre approche, après l'écriture de vos romans ?

J’essaie de m’accepter en tant que schizophrène parfait… L’éditeur que je suis ne communique pas avec l’auteur. Jean Mattern romancier ne parle pas avec Jean Mattern éditeur. Les deux cohabitent pacifiquement, mais c’est tout.

Quel lecteur êtes-vous ? Quel est le dernier ouvrage vous ayant emballé et que vous souhaiteriez recommander à nos internautes ?

Un lecteur boulimique, obsessionnel, depuis toujours. Mais recommander un seul livre ici serait trop injuste… et puis, une recommandation d’un livre s’adresse à un lecteur précis (ce que chaque libraire sait), pas à une « masse informe de lecteurs ». Le livre que je pourrais recommander à tel lecteur ne conviendrait pas à tel autre, bref, mission impossible ! Je dirais simplement ceci : les bons livres ne manquent pas ! Soyez curieux et laisser vos envies vous guider.

Merci encore pour vos réponses à cette interview.

Interview de Jean Mattern - mars 2014 - Tous droits réservés Biblioblog

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