Laura, on peut l'appeler ainsi du nom de l'auteure, car il s'agit d'un récit fortement autobiographique, a déjà préparé son voyage : à Mar del Plata, elle étudiait le français sous la direction bienveillante de Noémie qui lui montrait un Paris de carte postale et lui enseignait les subtilités de la cédille et des nasales, si difficiles à prononcer pour un hispanophone. A son arrivée, première déception : elle atterrit non à Paris, mais en banlieue, au Blanc-Mesnil. Comment raconter à son amie Julieta qu'elle ne peut voir ni la torre Eiffel ni Notredam ? Alors elle va lui envoyer une carte postale de la tour Eiffel, tout en précisant qu'elle habite juste à côté de Paris. L'honneur est sauf !

Les relations épistolaires jouent un grand rôle dans la vie de la fillette, surtout la correspondance échangée entre son père et elle. Il lui a demandé de lire en français le même livre que celui qu'il lit en espagnol en prison (les détenus n'ont pas le droit de lire autre chose que de l'espagnol). C'est ainsi que Laura est amenée à lire La vie des abeilles de Maurice Maeterlinck, trouvé d'occasion et avec beaucoup de difficultés par sa mère. Elle découvre ainsi que le bleu est la couleur préférée des abeilles ! S'en suit un échange fiévreux au sujet de cette préférence, dont on sent bien qu'il leur permet de maintenir des liens vitaux pour l'un et pour l'autre.

La narratrice découvre la vie en banlieue qu'une amie de sa mère appelle plaisamment le barrio latino, car y vivent surtout des Portugais, des Espagnols et quelques Français, l'école où elle se fait vite des amis espagnols ou portugais, la neige et le reblochon quand elle est invitée avec un autre petit réfugié chilien par une famille française à passer une semaine dans une station de Savoie. Mais ce qu'elle veut surtout, c'est avoir des amies françaises pour l'immersion comme dit sa mère, parler français sans effort et surtout sans accent : le jour où elle pense et dit spontanément sa première phrase en français, une phrase banale pourtant, est une grande victoire pour elle, qui la libère de nombreux blocages plus ou moins conscients.

Le bleu des abeilles est donc la chronique douce-amère de la vie d'une petite réfugiée en France.
Laura Alcoba avec beaucoup de naturel et de simplicité a retrouvé les étonnements, les joies et les peines de la petite fille qu'elle fut dans les années 79-81 au Blanc-Mesnil. Loin de s'appesantir sur la douleur de l'absence du père et les difficultés bien réelles du quotidien, elle nous fait partager son émerveillement devant une flaque d'eau sous une couche de cristal ou le charme des voyelles muettes dans la langue française.

J'ai été très émue par ce récit sensible et attachant, qui avec une grande délicatesse en dit beaucoup sur l'exil et le rôle de la langue dans l'adaptation à un nouvel univers. Une lecture que je recommande vivement.

Marimile

Extrait :

Les e muets me fascinent dès le début. Je les ai aimés dès les premiers cours de Noémie, à La Plata, dès que mon professeur de français m'a fait découvrir le premier d'entre eux, celui qu'elle cachait au bout de son prénom. Une voyelle muette ! Quand on ne connaît que l'espagnol, on ne peut imaginer que de telles choses existent - une voyelle qui est là mais qui se tait, ça alors ! J'étais plus que surprise - littéralement abasourdie. Et comme exaltée, soudain : je voulais tout savoir à propos de la langue qui était capable de faire des choses pareilles.
J'ai aimé mon premier e muet comme tous ceux qui ont suivi. Mais plus que ça en vérité. Je crois que, tous autant qu'ils sont, je les admire. Parfois, il me semble même que les e muets m'émeuvent, au fond. Être à la fois indispensables et silencieuses : voilà quelque chose que les voyelles, en espagnol, ne peuvent pas faire, quelque chose qui leur échappera toujours. J'aime ces lettres muettes qui ne se laissent pas attraper par la voix, ou alors à peine. C'est un peu comme si elles ne montraient d'elles qu'une mèche de cheveux ou l'extrémité d'un orteil pour se dérober aussitôt. A peine aperçues, elles se tapissent dans l'ombre.

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Le bleu des abeilles de Laura Alcoba - Éditions Gallimard - 128 pages