Par désœuvrement peut-être ou par intérêt pour Tere sans doute, par fascination pour Zarco probablement, celui qu’ils surnomment le Binoclard les rejoint.
Avec Zarco et Tere, il va former un trio soudé par une amitié, qui les liera à la vie et à la mort.
Durant un été, ils vont sévir dans le Nord Est de l’Espagne sans avoir vraiment conscience de ce qu’ils font : cambriolages, braquages, consommation de drogue, tout y passe. Ce n’est que lorsqu’ils se font arrêter que le jeune adolescent, après un ultime braquage manqué, se rend compte qu’il est en train de risquer tout son avenir.
Or, tout sépare Zarco et Ignacio : leurs origines, leur passé, leurs enjeux. Zarco n’a absolument rien à perdre, Ignacio pourrait reprendre un cours de vie dit normal. Entre les deux, un trait d’union : la mystérieuse Tere, qui fascine Ignacio.
C’est plusieurs années plus tard que commence le roman lorsque, épargné miraculeusement par la police, Ignacio est devenu avocat et croise à nouveau son ami Zarco dans des circonstances bien différentes de celles de l’été 1978 – pour le défendre et le faire sortir de prison, lui qui est devenu la coqueluche des médias et une icône pour une jeunesse en quête de symbole.

L’originalité de ce récit tient à sa forme : sous couvert d’entretiens avec Ignacio ou avec le policier en charge de l’enquête sur la bande, ou encore avec le Directeur de la prison où a été enfermé le caïd, un écrivain (dont on ne saura rien) a pour mission de reconstituer l’épopée de Zarco et de sa bande, symbole d’une époque particulière. L’interview dévoile peu à peu l’histoire d’Ignacio, sa fascination pour le chef de bande, et le rôle trouble joué par Tere, dont Ignacio ne sait toujours pas quelle place elle occupe auprès de Zarco.

Et puis il y a la question de la frontière.
Celle qu’Ignacio traverse à chaque fois qu’il rejoint la bande : une frontière invisible qui sépare le monde de la classe moyenne et le monde de la délinquance. Une frontière bleue aussi, celle d’une série télévisée que les jeunes de cette époque regardent avec passion et qui évoque une histoire de Robin des Bois version asiatique. Et une frontière temporelle : le passé peut-il s’oublier et la page se tourner définitivement ?
Mais aussi la frontière entre le bien et le mal, avec cette question de savoir jusqu’où on est prêt à aller par amitié. Que s’est-il passé précisément ? Zarco était-il un idéaliste ? ou un mythomane ? Tere était-elle une manipulatrice ou une manipulée ? Ignacio a-t-il couru derrière une ombre ? La rédemption existe-t-elle ?

Tout le mérite de Javier Cercas est de maintenir l’ambiguïté pour inciter le lecteur à se forger sa propre opinion.
Tous les personnages sont intéressants, y compris les personnages secondaires : Maria Vera par exemple, la compagne officielle de Zarco (qui va se faire appeler désormais Gamallo), qui manipule les médias tout autant qu’elle se fait manipuler. En se rebaptisant Gamallo, le malfrat tente de faire oublier Zarco, mais Zarco ne veut pas non plus disparaître des radars des médias, ce qui l’amène à un comportement chaotique, parfois incohérent, dans une sorte de course en avant dans laquelle il entraîne son avocat – au risque de les faire chuter tous les deux, si Ignacio n’y prend pas garde.

Avec beaucoup de maîtrise, Javier Cercas brouille donc les cartes habituelles : pas de prêchi-prêcha sous forme de morale pour nous expliquer qu’il faut préférer une vie de classe moyenne à une vie de délinquant.
Un récit qu’on ne lâche pas jusqu’à la dernière minute qui restitue l’atmosphère d’une époque dite de démocratie et de prospérité – mais qui fait bien ressortir aussi son miroir aux alouettes.

Alice-Ange

Du même auteur : A la vitesse de la lumière, Anatomie d'un instant

Extrait :

On s’est remis à rire encore plus fort. C’est toujours comme ça, mecs, a alors philosophé le Gros, brusquement très sérieux, en caressant sa chevelure fixée par de la laque. Les bons perdent et les méchants gagnent. Fais pas ton con, le Gros, a tranché Zarco. C’est ce qui arrive quand les bons sont des couillons et les méchants des malins. Mec, mec, mec, est alors intervenu le Mec avec une innocence que j’ai interprétée comme étant une forme d’ironie. Putain, ne me dis pas que tu veux maintenant être un bon ! Zarco a eu l’air d’hésiter, il semblait réfléchir à sa réponse ou se rendre compte qu’on l’attendait tous et qu’on avait cessé de rire. Mais bien sûr, pas toi ? a-t-il fini par dire. Sauf que je préfère être méchant que couillon. C’est ainsi que l’histoire s’est terminée.
- Vous essayez de me dire que pendant cet été-là, vous voyiez Zarco non seulement comme un gagnant né mais aussi comme un type bien, converti par les circonstances en incendiaire ?
- Non. Je vous ai seulement raconté une petite histoire qui fait partie d’une histoire plus grande ; vous pouvez la comprendre comme vous voulez, mais pas avant que je ne vous raconte l’histoire complète. Souvenez-nous : des faits, non des explications ; demandez-moi de raconter, mais pas d’interpréter.
- Très bien. Racontez-moi alors.

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Les lois de la frontière de Javier Cercas - Éditions Actes Sud - 345 pages
Traduit de l'espagnol par Elisabeth Bever et Alksandar Grujicic