Claude Pujade Renaud renoue avec ses thèmes favoris : elle s’intéresse aux compagnes et compagnons des hommes et femmes célèbres, comme dans Chers disparus, à la Grèce qu’elle a souvent parcouru, comme dans Platon était malade, et au mythe d’Œdipe, à des lieux, enfin, qui lui parlent, comme cette ville de Trieste, décor de deux nouvelles très différentes.
La dernière nouvelle est peut-être la plus étonnante. Elle met en scène le mythe d’Eurydice en imaginant que tout se passe de nos jours : un dénommé Olivier, musicien de son état, vient de ramener son épouse du royaume des morts. Mais la belle Emmanuelle peine à revenir à la vie : il faut qu’elle se remuscle, et qu’elle reprenne du poids, puisque jusqu’ici elle est l’ombre d’elle-même. Mais le mythe est tenace et Claude Pujade Renaud joue d’un artifice pour qu’Emmanuelle retourne à la bouche d’ombres d’où elle est venue. Le passeur lui-même le lui fera remarquer :

Alors, comme ça, ils ont fait une exception ? Une éternité que je fais ce métier, c’est bien la première fois que je vois ça ! Si maintenant on peut en revenir, c’est le monde à l’envers…

L’auteure revisite l’histoire et les mythes à sa façon, avec toujours beaucoup de finesse pour décrire l’intime, comme dans Un si joli petit livre. Elle nous parle de création (peinture, musique ou écriture), et de ces créateurs qui ont toujours un petit quelque chose s’apparentant à un grain de folie : serait-ce une condition nécessaire pour créer ?

Avec toujours cette recherche du mot juste, notamment pour les adjectifs, comme ici pour décrire les tentatives d’Emmanuelle qui tente de se remettre au piano :

La plupart du temps, les mains d’Emmanuelle transposent les notes sur les touches sans qu’elle ait à réfléchir, peu à peu la mélodie respire, la musique l’enveloppe de son cocon ductile.

Tant de finesse, d’attention et d’empathie pour des situations et des personnages aussi divers nous font retrouver ici la nouvelliste avec plaisir et attendre son prochain recueil avec d’autant plus d’impatience.

Alice-Ange

Du même auteur : Le désert de la grâce, Un si joli petit livre, Dans l'ombre de la lumière

Extrait :

Parvenu en Lombardie, Henri Beyle décide de passer par Pavie en évitant soigneusement Milan : en janvier 1828, il s’était fait expulser de cette ville qu’il aime tant par les autorités autrichiennes. Inutile précaution que ce détour par Pavie, les sombres sbires de la police impériale l’ont déjà repéré. On lui confisque son passeport, qui ne comporte pas les visas requis. Obligeant, le consul de France à Milan s’entremet diligemment auprès du chef de la police et du gouverneur de la Lombardie, tout en se demandant in petto comment, au ministère à Paris, on a pu concocter pareille boulette diplomatique : nommer consul à Trieste, ville encore plus autrichienne que Milan, un homme considéré comme subversif.
Les libéraux arrivés tout récemment au pouvoir avec Louis-Philippe se révèlent d’une singulière incompétence !
Henri Beyle récupère son passeport, remercie son collègue de Milan et se hâte de reprendre la route sans plus s’émouvoir de cet incident diplomatique et policier. Tandis qu’il est secoué par la patache entre Vérone et Vicence, que ça remue dans son ventre obstrué où s’entassent pasta, grives, vino rosso, polenta et noix, il s’interroge : au fait, n’aurais-je pas commis une erreur en mettant des cigales peuvent-elles survivre au froid hivernal du Jura ? Non, sans doute pas, voilà ce que c’est d’avoir rédigé une partie de ce roman alors que je séjournais en pays méditerranéen. Et puis qu’importe, la vérité romanesque n’a cure du réalisme !

Rire-en-do-mineur.jpg
Rire en do mineur de Claude Pujade-Renaud - Éditions Actes Sud - 107 pages