Nous sommes en Islande, au début du XIX ème siècle.
La vie est très rude, surtout quand on vit de la pêche à la morue, comme la plupart des hommes sur cette île.
Notre jeune héros est pêcheur, tout comme son ami Barour, dans une barque qui compte six hommes. Et dès que le cor de 3 heures les autorise à partir, conformément à la loi qui interdit la pêche de nuit, Petur, le propriétaire et capitaine du bateau donne le signal du départ aussi souvent qu’il le peut.
Ce jour-là, Barour est concentré sur la lecture du Paradis perdu de John Milton, qui vient d’être traduit et imprimé en Islande, en 1828. Douce est la brise matinale, douce l’arrivée du jour.
Une phrase tourne en boucle dans sa tête. Nulle chose ne m’est plaisir, en dehors de toi.
Il pense tellement aux derniers vers qu’il en oublie sa vareuse. Or l’oubli d’un vêtement protecteur, quand on est en mer, que le grain fait rage et que la neige s’en mêle, cet oubli peut être fatal à un marin, même aussi aguerri que peut l’être Barour.
Dans la seconde partie de Entre ciel et mer, le gamin va partir à travers l’Islande dans le but de rendre l’exemplaire de Paradis perdu à son propriétaire : un homme étrange, ce vieux Kolbeinn, qui, bien qu’aveugle, possède plus de 400 livres. Le rencontrer est des plus intimidants, mais en même temps des plus excitants. Pensez donc, de quoi lire pendant un temps infini ! Et c’est dans ce village, en racontant ce qui s’est passé, que le gamin va comprendre le pouvoir que peuvent receler les mots :
Le récit a duré plus de temps qu’il ne l’avait prévu. Il s’est oublié lui-même. Égaré. Il a déserté l’existence, happé par cette histoire où il a touché du doigt son ami défunt, le ramenant brièvement à la vie. Peut-être le but de ce récit était-il de ressusciter Barour, d’entrer par effraction dans le monde des morts avec les mots pour armes. Les mots ont parfois le pouvoir des trolls et ils sont capables d’abattre les dieux, ils peuvent sauver des vies et les anéantir. Les mots sont des flèches, des balles de fusil, des oiseaux légendaires lancés à la poursuite des héros, les mots sont des poissons immémoriaux qui découvrent un secret terrifiant au fond de l’abîme, ils sont un filet assez ample pour attraper le monde et embrasser les cieux, mais parfois, ils ne sont rien, des guenilles usées, transpercées par le froid, des forteresses caduques que la mort et le malheur piétinent sans effort.
On pense à la force d’un Jack London pour décrire la vie sauvage et l’attrait pour la littérature, comme dans Martin Eden par exemple.
Avec une très belle langue, et avec beaucoup de poésie, Jon Kalman Stefansson nous conte une vie qui est très éloignée de la nôtre par la distance et par le temps. Et qui pourtant nous touche profondément. La marque des grands récits
Alice-Ange
Extrait :
La terre continue de sombrer dans la mer et dans l’ombre, mais bientôt, l’aube s’allumera à l’est. Ils distinguent quelques étoiles, les nuages sont de toutes sortes, bleus, presque noirs, clairs et gris : le ciel change constamment, tout comme le cœur. Haletant, Barour murmure des mots entrecoupés par l’effort… Pose sa capuche… emplie d’ombre. Leurs cœurs se démènent au creux de la poitrine. Le cœur est un muscle qui pompe le sang, il est le domaine de la souffrance, de la solitude, de la joie, il est le seul muscle capable de nous ôter le sommeil. Le domaine de l’incertitude : nous réveillerons-nous vivants, le poisson mordra-t-il, m’aimera-t-elle, traversera-t-il la lande pour me dire les seuls mots qui comptent ; l’incertitude quant à Dieu, au but de la vie et, tout autant, à celui de la mort. Ils rament et leurs cœurs pompent le sang, distillant en eux le doute sur le poisson et sur la vie, mais aucunement sur Dieu, non, car sinon, ils oseraient à peine monter sur cette coquille de noix, ce cercueil ouvert, posé à la surface de la mer, bleue en surface, mais noire comme le charbon en dessous. Dans leur esprit, Dieu est absolu. Lui et Petur sont probablement les seuls êtres pour lesquels Einar éprouve du respect en ce monde, parfois aussi pour Jésus, mais ce respect n’est pas aussi inconditionnel, un homme qui tend l’autre joue ne tiendrait pas longtemps ici, au creux des montagnes.
Entre ciel et terre de Jon Kalman Stefansson - Éditions Gallimard - 239 pages
Traduit de l'islandais par Eric Boury
Commentaires
vendredi 25 avril 2014 à 14h31
Je note sur mes tablettes...ça a l'air très beau d'après l'extrait et ton billet.
samedi 26 avril 2014 à 22h14
Très tentant ! J'adore ce genre de grandes épopées historiques. En Islande, en plus... ça change !
lundi 28 avril 2014 à 09h58
@ Marimile : c'est un livre qui m'a été recommandé par une amie, et qui ne m'a pas déçu du tout
@ un verre d'absinthe : Oui le ton est épique, et en même temps on est au cœur d'une amitié qui parle de nous tous, alors que le récit se passe loin dans les terres et dans le temps
@ tous : un roman que je vous recommande, et auquel on peut associer aussi, puisque c'est une trilogie,
ou encoresamedi 17 mai 2014 à 15h06
J'ai eu beaucoup de difficulté à finir, car j'étais prise par un sentiment d'oppression
Belle écriture & magnifique traduction
samedi 17 mai 2014 à 19h06
Désolée, Martine, de savoir que vous avez ressenti un sentiment d'oppression : l'écriture de J K Stefansson est effectivement très prenante, et on s'attache facilement au personnage de cet adolescent qui est décidément bien sympathique.
Une belle histoire, en définitive.
A bientôt pour d'autres commentaires
lundi 19 mai 2014 à 09h36
Je reviens sur la trilogie de Stefansson, particulièrement sur La tristesse des anges" (2) que j'ai lu après Entre ciel et terre (1) et Le coeur de l'homme (3), ce qui n'a en fait aucune importance !
Le titre : "Voilà les larmes des anges, disent les indiens du nord du Canada quand la neige tombe. Ici, il neige beaucoup et la tristesse du ciel est belle..)
Récit rude, impitoyable, qui fait souffrir le lecteur pourvu qu'il ait un minimum de compassion !
Le Gamin (comme dans le 1, la tête empli de questions sur le sens de la vie) et le Postier (taiseux et verrouillé) entreprennent une traversée en mer puis une marche forcée à travers montagnes et tempêtes, froid glacial et solitude et peur. Courbés sous le poids de l'épuisement, de la faim et du courrier, ils peinent à survivre avec le ventre vide et presque rien sur le dos ! Et pourtant le récit est lumineux, oui, illuminé par l'innocence du Gamin et de sa haute idée de la poésie, des mots, des livres (celui qui possède un papier et un crayon a le pouvoir de transformer le monde). Par la haute idée que l'auteur a de l'humanité (c'est le rôle de l'homme de changer ce qui peut l'être), des rêves (L'homme meurt si on le prive de pain, mais il dépérit et se fane en l'absence de rêves).
Le récit tient à travers ce balancement constant entre le trivial, le quotidien et l'enchantement, la beauté des mots, des femmes... et est en même temps interrogé par cette contradiction (La lutte pour la vie fait mauvais ménage avec la rêverie, la poésie et la morue salée) !
L'écriture suit les méandres de la pensée du Gamin et les avatars de l'avancée dans la neige, tantôt fluide et légère, tantôt chaotique avec une syntaxe bousculée, des appels au lecteur, des mots qui empêchent la lecture confortable ! (... ce n'est pas drôle quand un grand oiseau noir vous transperce, ne laissant derrière lui qu'un croassement rauque.)et d'autres qui apaisent et réjouissent son sens de l'esthétique et de la poésie.
Bien que le récit se situe dans un univers totalement étranger au nôtre, les personnages qui le peuplent nous émeuvent et nous semblent proches, avec leurs préoccupations éternelles sur le sens de la vie, de l'amour, de la mort, sur le rôle de la beauté, du rêve et de la littérature.
C'est un livre – comme les deux autres – qui a du souffle, de l'ampleur, qui ne se cantonne jamais à l'anecdotique mais nous parle de l'universelle condition humaine.
lundi 19 mai 2014 à 16h52
Merci Katedulub pour ce long retour sur J K Stefansson.
Je ne connaissais pas mais ce commentaire donne vraiment envie de le lire.
Déjà dans j'ai trouvé le personnage du Gamin très attachant. Et l'idée que celui qui possède un papier et un crayon a le pouvoir de transformer le monde est déjà très présente. Le gamin se familiarise avec la littérature grâce à cet ami qui disparaît, et on sent bien l'importance qu'elle a pour les personnages ... et peut-être pour l'auteur aussi.
Dès le premier récit, la lutte pour la vie fait mauvais ménage avec la rêverie, la poésie et la morue salée, c'est ce qui va d'ailleurs coûter la vie à l'ami du gamin.
Et j'ai ressenti la même chose en conclusion : ce pays est bien loin de nous, l'histoire est bien loin dans le temps, et pourtant elle nous touche comme si elle s'adressait directement à nous, par-delà la distance et le temps :
J K Stefansson a fait mouche.
dimanche 1 juin 2014 à 14h06
J'ai beaucoup aimé le premier et le deuxième tome. J'avoue que je peine un peu sur le troisième Le coeur de l'homme.
dimanche 1 juin 2014 à 20h26
@ Eeguab : Je n'ai pas encore lu
, mais j'ai tellement apprécié que j'ai envie de lire la trilogie. Je vous raconterai