L’idée de départ est originale : imaginer l’argent comme un personnage. Un personnage qui naît, vit, se cache, croît et embellit et… meurt ?
Le livre de Jean-Claude Carrière s’ouvre sur ce drame contemporain : il est fini, le temps des amateurs. Les bibliophiles, les amateurs d’art ou de grand vin n’existent plus : ils ont été remplacés par des spéculateurs et des financiers. Aujourd’hui on achète un grand cru pour le mettre dans un coffre et le revendre – surtout pas pour le boire.
Seul Shakespeare avait prophétisé son avènement dans Timon d’Athènes. Et Marx ne s’y est pas trompé qui l’a longuement commenté dans le Capital.
Qui sont les riches ? Que font-ils ? D’un côté l’insatiabilité (Mobutu…), des excès visibles, de l’émulation, de l’admiration qui peut aller de l’autre jusqu’à la vanité ostentatoire et de la pure goujaterie, suscitant alors haine et mépris. C’est même « l’excrément du diable » selon l’expression que lui donna Roman Prodi devant les représentants du Vatican.
Et les pauvres ? Faut-il des pauvres pour que les riches existent ? Ont-ils choisi d’être pauvres ? Faut-il les plaindre ou les blâmer ? De toute façon, et tout le monde le sait, l’argent ne fait pas le bonheur.

L’argent, selon l’auteur, se garderait d’étaler ses succès, il se dissimulerait presque, s’effacerait pour ne pas faire de bruit, et même on peut l’affirmer de manière provocante : l’argent est notre ami. Il vient à nous en bienfaiteur – et cela, depuis qu’il existe, depuis que nous l’avons créé. Car il est notre enfant, nous ne devons pas l’oublier. Iconoclaste, Jean-Claude Carrière ?
S’ensuit donc l’histoire de « l’Etre-argent » comme l’appelle désormais Jean-Claude Carrière, qui commence par les premières banques à Venise, à la fin du Moyen-âge et par une histoire de tulipes en Hollande au début du XVIIème siècle. On va donc croiser John Law, les Fugger, le Maharabharata, le Veau d’or, Job ou encore Adam Smith. En France on croisera Necker et Jacques Cœur. Un banquier ne peut pas être plus riche que son suzerain, sinon il provoque son malheur. Plus tard, on découvre Fourier et Proudhon. Et enfin Marx, son principal opposant.

Mais l’argent laisse dire, laisse écrire. Et au XIXème siècle, il va trouver son apogée aux États-Unis, avec la production d’un vocabulaire qui fera bientôt le tour de la planète : businessman, best-seller, box-office, blockbuster, deal, bargain, discount. Et produire alors un nombre impressionnant de milliardaires.
Mais c’est en Russie (et non pas en Allemagne comme l’avait prévu Marx) que l’argent va être attaqué. Ici il est honni et combattu comme emblème de l’ennemi qui porte les valeurs de la démocratie et de l’économie de marché.
Puis va venir la Seconde Guerre Mondiale, et son besoin de reconstruction – donc d’argent. Mais aussi marquer la scission entre deux blocs, avec la guerre froide. Pourtant, et contre toute attente, l’argent triomphe. Quand le mur de Berlin finit par tomber, l’économie de marché pénètre très vite dans les anciens pays de l’Est. C’est alors – mais les commencements de l’entreprise sont sensiblement plus anciens – que l’argent se mit à tisser sa toile sur l’ensemble de la planète, afin de s’y déplacer à l’aise, sans surprise ni obstacle, et même sans bruit, comme une araignée glissant sur ses fils. Puissance de l’argent qui va dominer alors toute la planète. L’auteur dénonce alors l’avidité américaine des années 80, où Greed is good avec une lumineuse apologie du cynisme. L’être-argent est à son apogée.

Enfin, dans la dernière partie, il est question de la crise qui agite les vieux pays. Que se passe-t-il en Amérique en 2008, et bientôt par contagion en 2009 ? Pourquoi des robots prennent-ils des décisions en une microseconde sans l’intervention humaine ? Pourquoi les économistes n’ont-ils rien vu venir ? Et comment un banquier de Goldman Sachs peut-il reconnaître sans scrupule que : Nous prenons l’argent aux pauvres. Ils n’en ont pas beaucoup, mais ils sont les plus nombreux. Quelque chose, à partir de cette date, ne fonctionne plus.

La fin est des plus surprenantes, des plus audacieuses aussi. Mais on laissera les lecteurs la découvrir. Iconoclaste, pétillant et malicieux, Jean-Claude Carrière sait réveiller nos consciences. L’originalité de son approche réside dans la personnification de l’argent : l’argent qui s’interroge sur sa situation, qui interagit avec les hommes, qui parfois se cache, parfois jubile ou peut même tomber malade.

Scénariste, conteur, romancier, traducteur, éditeur, Jean-Claude Carrière réussit là un essai précis et précieux, qui nous donne à voir une société peut-être à bout de souffle, et nous fait nous interroger sur la posture qui nous anime face à cet être-argent. Et c’est édifiant.

Alice-Ange

Du même auteur : La controverse de Valladolid, Le ciel au-dessus du Louvre

Extrait :

Si j’ai décidé, nous dit l’argent, après des origines fumeuses, après des millénaires de modestie et d’échecs variés, de prendre en main votre destin, c’est parce que vous en êtes décidément incapables.
Regardez-vous calmement, attentivement. A votre âge, vous lancez des pyramides de nuages, des palais d’illusion, vous persévérez à vous prosterner devant des fantômes, des dieux, des prophètes, des chats noirs, des nombres idiots, des astres égarés dans le ciel, alors que je suis là, moi, concret, palpable, pratique et amical. Et vous ne me voyez pas tel que je suis, vous dites souvent du mal de moi, vous me prenez encore pour ce que je ne suis pas, raison pour laquelle j’ai choisi la voie souterraine pour m’imposer, et pour travailler à votre bien presque à votre insu.
Aucun riche Portugais ne songerait aujourd’hui à faire paver sa rue de pièces d’or, même pour recevoir une idole officielle, même, peut-être, pour accueillir un dieu. Je préfère retourner au caché. Là, dans l’ombre, que vous le vouliez ou non, je réfléchis et je travaille.
Semblable à toutes les divinités qui se sont vainement succédées dans vos sanctuaires, je ne me manifeste jamais tel que je suis, je ne prends jamais directement la parole, je n’apparais pas, je n’impose, de vive et claire voix, aucune sorte de commandement. Je sais que le passage à la forme humaine est la mort des dieux. C’est pourquoi je persiste à me tenir dans l’obscurité et le silence. La transcendance dont on veut m’affubler, je la rejette. Je préfère donner l’impression de ne pas être. En conséquence, je me fais passer pour un simple instrument entre vos mains, un mécanisme de transmission, un outil, un papier, une carte.
Un outil à votre disposition, comme le serait une pince, une machine à coudre.
Rien de plus.

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L'argent, sa vie, sa mort de Jean-Claude Carrière - Éditions Odile Jacob - 272 pages