La tentaculaire compagnie sucrière United Fruit Compagnie possédait en particulier la majeure partie de la province d'Oriente, où s'étalaient à perte de vue les plantations de canne à sucre ; dans la même région, l'autre grande richesse de l'île, le nickel, appartenait aussi à une compagnie américaine. Tous les cadres de ces entreprises, sauf exception, étaient Américains et vivaient dans des villes bâties sur le modèle américain, Preston ou Nicaro, soigneusement à l'écart du batey, ghettos dans lesquels s'entassaient les travailleurs, mineurs ou coupeurs de canne, sans eau ni électricité. S'il y avait une stricte hiérarchie dans les familles américaines, elle existait aussi chez les pauvres : les Cubains méprisaient plus misérables et noirs qu'eux, les travailleurs jamaïcains ou haïtiens. Chacun restait entre soi: les Américains avec les Américains, les Cubains avec les Cubains, les Jamaïcains avec les Jamaïcains.

C'est cette histoire-là que raconte l'auteure américaine Rachel Kushner dans son roman choral, à travers une multitude de points de vue : celui des dirigeants de la compagnie dont le directeur, Malcolm Stite qui traite aussi bien avec Raul Castro qu'avec Batista pour sauvegarder les intérêts de la United qui sont aussi les siens, et pour qui les travailleurs, les péons, ne sont que des animaux qui parlent. Il y a aussi la bande d'enfants et adolescents américains, dont certains sont nés dans l'île et qui la considèrent comme leur pays. J'y reviendrai. Autre personnage qui voit la situation avec une certaine distance et un cynisme non moins certain, un Français, Maurel, au passé plus que trouble, trafiquant d'armes qu'il vend aux uns et aux autres et qui devient un comandante respecté dans les rangs des rebelles, héros de la révolution. N'oublions pas une belle espionne, la danseuse zazoue Rachel K (à laquelle la romancière a donné malicieusement son nom ), qui offre ses faveurs à Batista tout en lui soutirant des informations qu'elle communique aux insurgés de la sierra. Mais elle ne finira pas comme Mata-Hari.

La vie est belle pour les expatriés sous la douceur trompeuse des tropiques, même si les épouses des cadres s'ennuient et sombrent souvent dans la dépression et l'alcool, même si la répression de Batista contre les rebelles et ceux qui les soutiennent se fait de plus en plus brutale, et les champs de canne à sucre commencent à flamber. Tous veulent rester optimistes et penser que les choses finiront par s'arranger comme d'habitude.

Dans le camp des insurgés, on est assez loin de l'image héroïque donnée par la propagande castriste : le Français Maurel observe que les habitudes rurales des rebelles étaient la paresse et l'oisiveté en lieu et place de la discipline. Personne n'était jamais volontaire pour des marches de nuit comme adoraient le faire les Allemands du camp de Wildfleken. Personne n'était partant pour une baignade vivifiante à l'aube dans un torrent de montagne glacé. Mais déjà Fidel Castro avec son art de la communication a su mettre de son côté les journalistes américains qui venaient se prélasser dans le camp de Fidel, fumer des cigares, flirter avec l'actrice sexy qui faisait la pub pour la lessive et dirigeait la chaîne de radio, regarder Castro baiser les pieds des paysans.

Les personnages les plus attachants sont les adolescents, dont certains ont rejoint par idéalisme le camp des rebelles. La jeune Everly est fascinée par le boy haïtien Willy qui sait tout faire, tandis que K.C. Stite, le fils du directeur, bien que naïvement fier de la puissance de la compagnie, est conscient de la misère des travailleurs, et avec son copain Curtis transgresse allègrement les lois non écrites qui interdisent tout contact avec les autochtones. Tous garderont une tenace nostalgie du paradis qu'était l'île pour eux, et certains y resteront après la victoire de Castro.

Ce roman bien mené, vivant, coloré et instructif, mêle petite et grande histoire, évitant tout manichéisme. On suit avec plaisir et intérêt les péripéties de cette saga romanesque.

Marimile

Extrait :

Dans le bureau de papa au siège de la compagnie était affichée une immense carte de l'Oriente. L'Oriente était l'endroit où nous vivions, c'était la plus grande province de Cuba, c'était aussi la plus pauvre et la plus noire de peau. Elle possédait le meilleur climat et les terres les plus fertiles pour la culture de la canne à sucre. Castro l'a divisée en plusieurs morceaux depuis, je ne sais pas pourquoi ; encore une idée tordue comme d'avoir changé le nom de notre ville, Preston, en « Guatemala », ce qui franchement ne rime à rien. A l'époque, toute la moitié est de l'île ne constituait qu'une seule et même province, l'Oriente. Sur la carte dans le bureau de papa, les terrains appartenant à United Fruit étaient colorés en vert. Pratiquement toute la carte était verte - cent trente mille hectares de terres arables -, avec seulement une petite tache de gris marquée « autre propriétaire ». Les gens ne se rendent pas compte de ce que cela représentait. Quatorze mille ouvriers agricoles. Huit cent cinquante wagons automoteurs. Nos propres ateliers pour pouvoir réparer sur place n'importe quelle machine de l'usine. Notre propre aérodrome. Deux DC-3 privés, un Lockheed Lodestar et le Cessna Bobcat de papa. Nous avions notre propre flotte de cargos qui faisaient constamment l'aller-retour avec Boston. Vous pouviez prendre un verre au Pan-American Club, qui jouissait d'une immense baie vitrée panoramique surplombant l'océan comme la proue d'un paquebot, et de là, contempler le ballet des navires qui venaient se charger de sacs de sucre. Pendant la saison de la récolte, notre usine en produisait six mille huit cent tonnes par jour.

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Télex de Cuba de Rachel Kushner - Éditions Le Cherche Midi - 508 pages
Traduit de l'anglais (États-Unis) par Julie Sibory