Ils sont trois : le premier n’est connu que de son nom La Spia, il faut dire qu’on apprend au cours du récit que c’est un espion, qui joue des rôles minimes dans des histoires de remises de mallettes dont il n’a pas le droit de connaître le contenu.
Le second s’appelle Memphis, il est écrivain en panne d’écriture, et on comprend aisément qu’il est inspiré du personnage de Tennessee Williams.
La troisième s’appelle Lulu, elle est italienne, elle est actrice et elle joue essentiellement (souvent très peu habillée) dans des péplums.
Non, ils ne sont pas trois, mais quatre : il y a aussi la ville, Tanger, où se déroule toute l’action.

Memphis a fui Palerme pour oublier la perte de l’un de ses amours dont il est inconsolable. Depuis il adore le rhum-coco et se perd dans le Seconal, tentant de retrouver la veine de l’écriture – mais en vain. La Spia se prend d’une étrange amitié pour son compagnon d’infortune, ce qui va les lier tous deux - à la vie à la mort.
Lulu est une beauté fatale, habillée par Yves St Laurent et elle partage les nuits enivrées de La Spia, parce que tous deux sont italiens, mais surtout parce qu’ils ont en commun la langue des corps, plus sincère que celle du langage.
Tous trois vivent dans des palaces, alternant fêtes nocturnes et baignades en piscines.
En toile de fond cette ville de Tanger, un pas dans la Méditerranée, un autre dans l’Atlantique.

Pourquoi Tanger ?
L’amore, La Spia, l’amore explique Memphis à son nouvel ami : au bras de l’être aimé, j’ai découvert Palerme et la Sicile, mais voyez-vous, un jour, l’amour meurt, entre vos bras, il lâche son dernier souffle, votre main devant son nez pour qu’il ne s’échappe pas, pour ne pas mourir vous aussi à ce moment, vous comprenez, La Spia, il m’a fallu des années pour revenir à Palerme, croire que cela pouvait être possible et, pourtant, Palerme, la mort ne lui fait pas peur, la mort l’excite, jusque dans la nourriture elle est présente, voilà l’explication, La Spia, je me retrouve la nuit au milieu de la via Roma, ivre, je poursuis le fantôme de l’être aimé

Lulu rêve de faire la connaissance du mystérieux écrivain, et c’est l’improbable espion La Spia qui doit servir d’entremetteur : les voilà bientôt tous les trois, bras dessus bras dessous, écumant les fêtes du Consul ou écoutant un crooner en fumant et en buvant.

Le titre est un hommage au roman de Cesar Pavese Travailler fatigue.
Hommage aussi aux grands mythes du 20ème siècle - nous pourrions être à Casablanca dans un film en noir et blanc – ce récit a pourtant une étrange profondeur, lorsqu’il parle du deuil impossible à faire, du démon de l’écriture qui se défile, ou de l’amitié qui conduit un homme à tout faire pour en aider un autre à sortir de l’impasse dans lequel il se trouve.
Sensuel, avec des phrases longues comme des mélopées, ce roman fait aussi penser à Antonio Munoz Molina, et à L’hiver à Lisbonne par exemple. Le style très contemporain permet de passer d’un personnage à l’autre comme dans un travelling au cinéma. On oscille entre poésie et prose, entre phrases très courtes (peut-être des vers) et phrases très longues, sans que cela paraisse travaillé – un exploit stylistique.

Alice-Ange

Du même auteur : L'Italie si j'y suis

Extrait :

Avant le noir,
L’aube file entre les doigts,
Lulu,
L’aube bleue de Memphis,
Ivre encore,
Mais il n’est pas question d’en manquer une, pas question de se prélasser seul dans les draps froids de sa suite au Minzah Hôtel.
Le soleil se lève à peine et le corps de Memphis, frissonnant de Seconal et d’une nuit de rhum-coco, plonge, la tête rentrée, les bras tendus loin devant.
La piscine du Minzah est fraîche à cette heure, entourée de palmiers. Deux touristes dorment sur les transats, recroquevillés sous leur veste.
Peu importe. Memphis est seul, plus que jamais seul, et il nage nu dans la piscine du Minzah.
Une longueur en crawl, une autre, dos crawlé, Memphis se lave de son chagrin qui le suit comme une ombre. Désormais, il inspire à la surface de l’eau, il expire, relâche son souffle étouffé par l’eau chlorée. Memphis poursuit ces brèves traversées, inlassablement.

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L'Italie si j'y suis de Philippe Fusaro - Éditions de l'Olivier - 153 pages